L’évangile nous montre Jésus invité chez un chef des pharisiens pour y prendre son repas. Il constate que les invités choisissent spontanément les premières places. Alors, il dit une parabole pour remettre les choses à l’endroit. Dans cette parabole, il ne s’agit pas d’un simple conseil de morale courante ou d’une leçon de savoir-vivre élémentaire. L’affirmation qui la sous-tend, a une portée théologique et un sens caché. Cette parole de Jésus : « Qui s’abaisse sera élevé », revient en effet plusieurs fois dans les évangiles (Matthieu 23. 12 et Luc 16.14).
Elle resta gravée dans la mémoire des apôtres qui avaient compris qu’elle était la réalité fondamentale de la vie du Christ, lui qui s’est abaissé jusqu’à mourir comme un esclave, sur une croix. Ce vécu par le Christ devient un principe essentiel de la vie de tout croyant. Oui, l’abaissement le plus radical, le plus fondamental et le plus fécond, c’est Gethsémani et la Croix. Gethsémani et la Passion, c’est Dieu livrée au creux de l’angoisse et de la souffrance. Le Christ accepte pleinement par amour de vivre l’absurdité de la souffrance pour lui donner un sens. Comment peut-on donner un sens à la souffrance? Seul Le divin peut le faire. Quand le divin touche la blessure humaine, se résout alors dans le feu de l’amour divin, le paradoxe du scandale du mal et de l’éternel Innocence de Dieu. Dieu, sans complicité avec le mal, assume l’absurdité de la souffrance au cœur même de la pâte humaine et lui donne son sens, l’Amour. Le fruit de ce don de soi jusqu’au paroxysme de l’Amour, c’est la résurrection.
La parabole de l’invitation aux noces est une prédication du Royaume de Dieu et la révélation du chemin pour y entrer. Le chemin que le Christ lui-même a suivi. C’est suivre le Christ dans le don de lui-même et comme le surfeur prendre la vague que décrit si bien Saint Paul dans l’épitre aux Philippiens: « Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.
C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom » Le Royaume est donc un mouvement en nous qui est lumière et qui cherche la lumière. Ce dynamisme du Royaume qui grandit en nous est à accompagner. Il est en attente de notre consentement et de notre collaboration. Il nous espère au dedans de nous pour nous emmener au-delà de nous-même. Double mouvement: mouvement de plongée en soi mais aussi dynamisme de l’ouverture, de la sortie de soi. En fait un exode permanent allant du « je » enfermé sur lui-même vers sa libération dans le don de soi, et précisément ainsi vers la découverte de soi-même, plus encore vers la découverte de Dieu. Pour avoir accès à cette intériorité authentique, il faut plonger en soi; non pas seulement par un repli introspectif sur soi mais dans un mouvement de l’esprit, infiniment plus proche de la compassion que de l’introversion.
Loin d’être un repli sur soi, l’intériorité est une attitude de non distance vis-à-vis des êtres et de soi-même, par la vertu d’une ouverture totale du cœur. L’abaissement dont parle Jésus est devenu depuis le Christ une source où puiser des forces de libération et de guérison. Depuis le Christ, s’est opérée la révolution de l’amour. Même si ce monde se débat encore contre des forces de mort, la victoire du Ressuscité est inaliénable. La source de l’espérance chrétienne tient en un mot, Résurrection. Depuis le Christ, le mot résurrection résonne dans notre monde comme la source de l’espérance. Un des axes fondamentaux du christianisme, c’est, comme dit Saint Paul, « espérer contre toute espérance ».
Cette expression, un peu mystérieuse, dit deux choses : l’échec ne nous coupe pas de l’espérance et le chemin est aussi important que le dénouement, même si le happy-end réjouit notre cœur. Je me rappelle Bertrand que nous avons reçu dans une de nos communautés religieuses. Il y est resté quatre mois. A l’époque, je résidais dans cette maison à Cerfroid, dans le sud de l’Aisne. Dans ce partage de vie à nos côtés, j’ai pu initier mes premiers balbutiements dans le mystère de l’alcool. Mais j’avoue n’avoir pas, à l’époque, compris grand-chose à son combat.
Maintenant, j’y vois plus clair grâce aux nombreuses confidences et grâce aussi à un travail de fond sur ces questions de dépendances. Sur les quatre mois passés chez nous, Bertrand est resté trois mois, abstinent. A Noël, son épouse, ses enfants sont venus le voir. Tout était parfait dans des relations chaleureuses où le problème de l’alcool semblait s’être évanoui. On le devinait cependant, comme tapi en lui, prêt à bondir et à briser le fragile équilibre. Ce bonheur était une vraie surprise, un cadeau inespéré. L’étonnement devant une telle harmonie si inattendue disait beaucoup des souffrances passées. Mais cela n’a pas duré. En l’espace de quelques semaines, tout a volé en éclats.
Bertrand est redevenu l’alcoolique qu’il n’avait jamais cessé d’être. Sa santé s’est alors très vite dégradée. Dans sa vie, il avait déjà vécu sept cures de désintoxication et il ne semblait plus croire à leur efficacité. Dans la dégradation physique où il était, c’était cependant une nécessité vitale. Je l’ai emmené à Bucy-le-Long près de Soissons, un centre utilisant une méthode de psychologie comportementaliste inspirée des A.A et des N.A. J’avais le sentiment que c’était sa dernière chance. Après avoir rencontré un psychothérapeute du centre, Bertrand a fait un choix radical. Il a choisi de ne pas rester. J’étais profondément troublé.
Comment peut-on choisir de mourir ? En fait, Bertrand n’a pas choisi la mort. Derrière son choix, à travers son refus au cœur même de son défi, il y avait encore comme une revendication, comme l’expression aussi tenue soit-elle d’une liberté. A travers le déni et l’irréalisme le plus flagrant, Bertrand cherchait encore un chemin de bonheur, au moins dans l’évitement d’une très grande souffrance, celle du manque. Bertrand avait la foi mais cela n’a pas suffi. J’ai appris la mort de Bertrand un an après. Bertrand est mort ! Et beaucoup d’autres encore! Alors, à quoi bon ?
Même la vie spirituelle semble parfois n’avoir aucune prise sur la mort qui vient ! Espérer contre toute espérance, c’est considérer tout acte, toute parole, tout frémissement de libération comme appartenant au trésor spirituel du patrimoine humain en sécurité dans les mains mêmes de Dieu. Tout acte de libération, même s’il ne va pas jusqu’au bout, est infiniment précieux aux yeux de Dieu, car la plus petite parcelle de vie, découverte, choisie et vécue parmi les plus grandes pulsions de mort, participe de la victoire de Dieu sur toutes les puissances de mort, dans l’histoire et dans l’éternité, en l’humanité même de Jésus, vrai Dieu et vrai homme. Qu’il est grand ce mystère !
Bmg