Voici un des passages du texte de l’évangile de ce dimanche : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi, j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour. Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Le « si » qui débute ce passage marque une condition et peut paraître d’une grande exigence. Aimer Dieu le Père comme Jésus l’aime, aimer son prochain comme Jésus l’a fait n’est pas à notre portée. Devons-nous renoncer à la joie parfaite promise ? Certes non ! La qualité d’amour exigée par Jésus se trouve en Dieu seul. Jésus nous demande simplement d’être à son école. Dans le chemin, à la suite du Christ, Il nous apprend l’amour ou plutôt, il transforme notre cœur pour vivre et rayonner son amour. Cette transformation du cœur est son œuvre mais elle n’opère que par notre profond assentiment, consentement et collaboration. Laissons -nous transformer par le Seigneur.

Notre esprit fonctionne la plupart du temps sur un mode dualiste. Nous classons rapidement les gens dans des catégories ami/ pas ami. Quand on creuse la façon dont on classe, on découvre qu’est ami, celui ou celle qui nous apporte de l’agrément et ennemi celui qui nous apporte du désagrément. Nous savons prendre soin de la relation de ceux qui nous font du bien mais pour les autres, ceux qui ne nous font pas du bien ? Le « trois » dans la relation amène à une justesse relationnelle. Dans la relation à l’autre, un « je »( pronom personnel) parle à un « tu »( autre pronom personnel). Pour reprendre l’expression de Lévinas, entre les deux sujets de la relation, il y a un « il ». Quel est cet « il », cet autre? On peut l’appeler l’altérité, c’est à dire le mystère de l’autre, l’autre existe dans son mystère. Le « je » vers un « tu » a besoin du tiers, le tiers, c’est le mystère infiniment respectueux de l’autre que je ne peux réduire à ce qui m’est utile. Être trois, c’est l’antidote à la confusion, à l’emprise et à la toute-puissance. Jésus nous commande de nous ouvrir à autre chose qu’à ce dualisme ami/pas ami. Il ne nous dit pas : « Voici ce que je vous commande, c’est d’aimer ceux qui vous aiment ». Il dit, c’est le texte que nous avons entendu : « Voici ce que je vous commande: c’est de vous aimer les uns les autres. » Les uns, les autres ? Seulement ceux qui me font du bien ? « Qui est mon prochain  »? C’est important de répondre à cette question. Qui dois-je aimer pour devenir l’ami de Jésus ? Trois niveaux de prochains, comme des cercles concentriques:

  • Mon prochain, celui qui fait partie de mon clan,
  • Mon prochain, celui qui a besoin de moi,
  • Mon prochain, celui pour qui le Christ est mort.

Du plus proche au plus lointain, du cercle le plus rapproché à l’universel, le travail est ardu. Tout d’abord, une remarque.  Aimer ce n’est pas réductible à un sentiment affectif. Le Christ sur la croix ne ferme pas son cœur à ceux qui lui font violence. Cependant, Il ne dit pas « je vous aime ». Il les confie au Père et ainsi ne se ferme pas à l’amour: « Père pardonne leur ils ne savent pas ce qu’ils font ». Le cœur de Jésus, unique car de nature humano-divin, continue à aimer malgré la haine qui s’abat sur lui. L’Amour est vainqueur, la mort est vaincue. Le mal dans son principe tombe au pied de la croix, vaincu. Aimer comme cela n’est pas à portée de notre pauvre capacité d’aimer, notre pauvre amour. Mais qu’est-ce qui est à notre portée ? Quelqu’un m’agresse. Que dois-je faire ? Nommer mes émotions, les mettre à distance sans les refouler, surtout les émotions négatives. Quand la tempête semble se calmer, passer du deux au trois, au « il », s’il on veut. Qui est le troisième ? Le respect quand je prends conscience de l’immense dignité de tout homme, le respect d’un autre avenir possible pour l’agresseur et de la vocation au bonheur de l’agressé, mais surtout l’Amour de Dieu qui ne cesse d’espérer en chacun de nous. Comment se préparer à cela ? Renoncer à soi pour l’autre, renoncer à la puissance, à l’emprise, à tout ce qui peut écraser l’autre, certes, mais plus que cela : renoncer à ce que l’autre nous fasse du bien et tant mieux s’il nous en fait. Permettez-moi le témoignage d’un Père spiritain que j’ai rencontré à Chevilly la Rue. Il lui manquait une grande partie de son bras. Il m’a raconté que tout petit, il se préparait à un pardon difficile qu’il aurait à donner plus tard. Enfant, il faisait des sacrifices et renonçait à de petits plaisirs par amour pour Dieu. Devenu adulte et missionnaire au Mali, il a voulu défendre un ami prêtre attaqué par un fanatique religieux. La machette destinée à son confrère est venue le handicaper à jamais. Le soir même, il allait à la prison où était enfermé son agresseur pour lui dire qu’il lui avait pardonné. C’est Dieu qui l’avait préparé et son cœur était prêt comme le Christ sur la croix. Sans aller jusque-là, nous aussi, combien de fois nous faisons des choses que nous n’avons pas envie de faire au nom d’une motivation qui dépasse notre ego : le devoir, le bien de l’autre, le bien commun et plus encore l’amour de Dieu. Je cite Karl Rahner : « Seul aimer Dieu nous met en face de Celui sans lequel nous serions que des consciences terrifiées par le vide radical du néant… Seul aimer Dieu nous permet de nous oublier ». Nous avons besoin de la motivation que Dieu nous donne mais pour cela, il nous faut entrer dans le mode divin, c’est-à-dire faire le passage auquel le Christ nous invite.  Renoncer à soi pour recevoir de Dieu ce que nous sommes. Nous sommes des êtres de louange capable d’aimer. C’est centré sur le Christ que nous pouvons le devenir vraiment. Le Fils de Dieu s’est incarné pour faire pénétrer dans notre esprit le sens de la fraternité à large spectre. Ce n’est pas à porter de notre nature humaine. Cela peut aller très loin et c’est ce décrit le moine Christian de Clergé prieur de la communauté monastique de Tibhérine, mort martyr de la barbarie terroriste en Algérie, au printemps 1996. Je vous livre une partie de ce que l’on a appelé son testament spirituel. Il voit dans son éventuel martyr comme un avenir où enfin , il pourra voir comme Dieu voit. « Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’Islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion investis par le Don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences. Cette vie perdue totalement mienne et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette joie-là, envers et malgré tout. Dans ce merci où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô mes amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis ! Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce merci, et cet «à-Dieu» envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen ! Inch’Allah ! »

Dans l’Eucharistie, Christ nous invite à venir puiser à la source pour aimer de l’amour dont il nous a aimés. « Aime et fais ce que tu veux, dit Saint Augustin ». « Aime, oui mais aime comme le Christ a aimé et fais ce que tu veux », serions-nous tenté de préciser.

Bmg