« Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle. Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. »

Ces trois versets sont pris à l’intérieur du dialogue entre Jésus et Nicodème. Ils disent trois choses : Dieu sauve le monde, en invitant chacun à accueillir la vie en plénitude; le moyen de ce projet de Salut, c’est le don du Fils unique; la motivation de l’action de Dieu, c’est son amour sans condition.

Arrêtons-nous sur la motivation en Dieu. Au fond, il faut trouver une cause à l’action de Dieu, mais pas une cause extérieure à Lui, qui viendrait l’obliger, le contraindre. Certaines philosophies ont parlé de « nécessité » interne. Pour Saint Jean, le terme qui approche le mieux cette motivition divine pour créer le monde puis venir à l’homme pour le sauver, c’est l’ « amour ». Saint Jean a expérimenté l’amour divin dans sa relation de disciple de Jésus, révélateur de l’amour en Dieu.

À partir de cette expérience qu’il a pu vivre avec Jésus, il apprehendra la source de cet amour, la cause de tout l’agir divin. Cause première en quelque sorte, qui se suffit à elle-même pour engendrer une action. Force qui n’est causée par rien d’autre qu’un élan venu du plus profond de l’être divin. L’amour est divin, il est à lui-même sa propre cause, n’a pas besoin d’autre chose que lui- même pour être expliqué. Il se suffit à lui-même en faisant sortir de soi pour aller vers l’autre. « Dieu est amour » : telle sera la formule lapidaire et lumineuse de Jean.

Et justement, pour faire surgir en nous une liberté totale entravée par notre égoïsme, le Christ nous a révélé la Trinité divine. La Trinité divine, c’est le grand joyau de l’Evangile, c’est la découverte la plus merveilleuse, grand secret d’amour. Comme Dieu est unique, nous sommes tentés de penser qu’Il est solitaire, qu’Il passe son Éternité -si l’on peut dite- à se regarder Lui-même, à se louer, à s’admirer et à exiger de ses créatures qu’elles le louent et I’admirent. Dieu devient, dans cette perspective, un cauchemar ; Il devient le Narcisse à l’échelle infinie ; Il devient un égoïsme qui s’idolâtre lui-même.

Et voilà que la révélation de la Trinité dissipe à jamais ce cauchemar, en nous. Apprenant que la Vie de Dieu, c’est une communion d’Amour, que Dieu n’a de prise sur son être qu’en le communiquant, que Dieu ne se regarde jamais, que son regard, c’est une Personne, c’est le Père qui regarde le Fils, et le Fils qui regarde le Père. Comme son Amour ne se replie iamais sur soi, c’est cette aspiration du Père et du Fils, plénier et total dont le sublime fruit est le saint Esprit, qui retourne à son tour tout son Être vers le Père et le Fils.

En sorte que notre Dieu, le Dieu vivant et éternel est un Dieu qui se désapproprie de lui-même, un Dieu qui ne se possède pas, un Dieu qui ne se contemple pas. C’est là le sens même de la création : non pas des créatures assujettis à une loi qui enferme, mais il crée des fils, il crée des êtres libres qui, devant Dieu, ont Ia possibilité de dire oui ou non, qui, devant Dieu, peuvent disposer d’eux-mêmes . C’est ce Dieu-là qui est notre Dieu, non pas un Dieu qui nous surplombe et qui nous domine et qui nous écrase et qui nous punit, mais un Dieu qui se donne, qui est Dieu parce qu’Il se donne éternellement, et dont le mystère créateur réside précisément dans ce don. C’est parce que l’Amour déborde en Dieu qu’Il suscite les créatures, qu’Il nous fait naître à l’existence pour nous communiquer ce qu’Il est; pour que nous devenions, comme Lui – dans la tranparence à sa Lumière- que nous devenions, comme Lui, une pure respiration d’Amour.

Comment relier Dieu un et trine et la souffrance du Christ sur la croix ? La seule clef de compréhension pour comprendre le scandale de la Croix, c’est encore le mot amour, non l’amour dont nous sommes ordinairement capables mais l’amour qu’il y a en Dieu. En Dieu, de toute Éternité, il y a l’oubli de soi pour l’Autre, l’Autre de la relation. Il y a la kénose en la Trinité. La mission du Fils, c’est de le dire dans notre humanité, non pas seulement par des discours mais en actes et en vérité. La Croix révèle l’absolu du Don, l’absolu de l’Amour qu’il y a en Dieu. La plénitude en Dieu est une plénitude d’amour, don total, kénose de l’amour. Dieu est relation. Ce qui constitue l’Être même de Dieu, c’est la relation. Ce qu’est Dieu, c’est la relation à l’autre, relation substantielle disent les théologiens, comme un oiseau qui ne serait que vol, dit le poète. Percevons-nous la nature divine du Christ et la qualité d’amour infinie, inconditionnelle avec son Père ? Accueillons-nous le fruit divin de cet amour qui est l’Esprit Saint ? Aimer malgré l’injustice, c’est l’enjeu et il est d’importance, surtout s’il on la relie à la Passion. Le seul cœur humain capable de résister à l’injustice et de continuer à aimer, c’est le cœur humano-divin du Christ sur La Croix. Le relationnel est mis à un point d’incandescence telle que le malheur est définitivement vaincu par l’amour.

Dieu aime l’humanité. Il ne supporte aucun des scandales qui usent nos forces d’indignation. C’est ce que nous appelons dans la bible la colère de Dieu : colère qui brûle mais ne consume pas, colère constructive qui veut passer par nos propres forces de compassion pour libérer, remettre debout, réparer, restaurer, agir auprès de tout homme entravé dans sa croissance humaine et spirituelle. S’ouvrir à la Présence de Dieu en soi, s’ouvrir au prochain, c’est donc le même mouvement.

Le monde qui m’entoure, j’en suis responsable autant que du monde intérieur qui relève davantage de mes prises de conscience, du travail sur moi-même et de ma vie spirituelle. Chaque être humain porte en lui un désir de plénitude, d’harmonie, de cohérence, de justice et de solidarité. L’homme suffisamment en bonne santé cherche la cohérence, l’harmonie et la beauté. La misère du monde vient contredire, heurter, blesser ce vrai désir. Pour éviter les inévitables tensions entre nos désirs et la réalité, nous élaborons, inconsciemment ou non, de savantes stratégies qui nous rassurent et nous protègent, mais nous perdons un peu de notre humanité et surtout de notre lucidité. Voyons-nous vraiment le monde, voyons-nous vraiment la misère du monde ?

Avons-nous tendance à l’occulter? Où sont nos tentations ? Indifférence, violence, bons sentiments, mépris, condescendance, idéologie. Attention à l’amertume, à l’accusation de l’autre. Attention à l’activisme. Attention à l’idolâtrie de notre propre action. Si nous acceptons la confrontation avec ce monde inachevé, en souffrance, tout en gardant notre désir d’un monde plus juste, solidaire, si nous ne cherchons pas à fuir ce déchirement, alors des forces de compassion capables de nous confronter au réel surgissent de notre propre vie intérieure où l’Amour de Dieu est présent et agissant.

Accueillons dans l’Eucharistie cette qualité d’amour.