Nous sommes dans le discours sur la montagne. Une des clefs pour comprendre ce discours, c’est le préambule, tout au début de cet enseignement, appelé béatitudes.
« Voyant les foules, Jésus monte sur la montagne. Il s’assoit. Les disciples s’approchent de lui. Il ouvre la bouche et les enseigne ». Neuf fois le mot heureux retentit alors. Jésus livre aux disciples l’esprit des Béatitudes. Le bonheur dont Jésus parle est un bonheur paradoxal puisqu’il se trouve dans une certaine vulnérabilité et surtout dans une acceptation de cette vulnérabilité. Entrer dans la logique des béatitudes, c’est accepter de vivre selon des valeurs d’humilité, de douceur, de pureté, de justice. C’est être artisans de paix en toutes circonstances, c’est accepter d’être pauvres et démunis pour faire de la place pour Dieu et recevoir une puissance de vie, d’amour qui nous dépasse, nous traverse et nous emmène au-delà de nous nous-même.
C’est le sens du mot accomplissement. Le discours sur la montagne qui suit la proclamation des béatitudes est à la fois comme une démonstration à la fois d’une nouveauté radicale mais aussi d’une continuité : pas de rupture avec la Torah mais ce qui est livré là, c’est le sens ultime de ce qu’a préparé la torah. Dans un langage très sémitique, Jésus va exprimer six antithèses avec cette formule répétitive « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens… Eh bien, moi je vous dis… » J’ai compris ce qu’est l’exagération sémitique grâce à une anecdote qui concerne le cardinal Lustiger convoquant le Père de Villefranche chargé d’une bible sur le terrain en Israël. Pratiquement tous les séminaristes y participent. Jean-Marie Lustiger dit alors à Henri de Villefranche : « qu’arrive un accident, je prends l’avion, je déterre et je maudis. » Bien sûr, c’est une façon de parler comme le fait de s’arracher un œil, se couper une main.
C’est une insistance sur l’importance que l’on accorde à un événement. C’est aussi une façon de dire pour Jésus ce qui habite le cœur du Père : son amour pressent pour que l’homme ne se perde pas, son désir que l’homme travaille au bon endroit, non seulement sur son comportement mais sur les causes profondes qui l’amène à poser par exemple des actes de mort. « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre… Eh bien, moi je vous dis : Tout homme qui se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ». Jésus nous rappelle ainsi que des paroles peuvent tuer : les calomnies, le harcèlement, les propos racistes sont un poison qui cause des dégâts importants. De même les médisances qui tuent la renommée des personnes.
Contrairement à ce que nous pouvons penser à cause de la phrase «si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux », Jésus ne nous invite pas à appliquer encore plus scrupuleusement la loi que les pharisiens … qui eux, l’appliquaient déjà très scrupuleusement. Cela reviendrait à lire le texte selon la sagesse humaine. Or, quand Jésus parle, il ne parle que de son Père et veut nous partager le secret du mystère de sa sagesse divine.
Au-delà de la loi des 613 préceptes à suivre, les 6 antithèses de Jésus viennent dire aux disciples l’essentiel de la loi. N’entendons pas ces antithèses comme par exemple, une interdiction de se mettre en colère. Certes non ! il y a des colères légitimes. Il ne s’agit pas de refouler ces colères légitimes mais de pouvoir les exprimer dans un esprit de prière. Dans les sessions pour des femmes abusées enfants, intitulées « reconstruire le temple qu’est le corps », nous aidons ces femmes à exprimer la colère légitime de l’abus. Si souvent oubliée par la conscience, la mémoire des violences sexuelles hante pourtant la vie la plus quotidienne des victimes. Respirer, aimer, bouger, s’exprimer, vivre simplement sa vie d’être humain peut quelquefois s’apparenter à un combat de chaque jour. Comment nommer l’innommable ? Comment penser l’impensable ? Comment se rappeler ce qui n’a pas pu exister ?
Pour les victimes, la mémoire fantôme d’un saccage revient inlassablement hanter le quotidien : cauchemars, emprises répétées, terreurs incompréhensibles, addictions, incapacités, désespérance. Les médicaments peuvent aider à tenir, le travail thérapeutique à structurer et à avancer mais qui peut guérir la vraie blessure, qui est celle de la profanation du Temple, du Sanctuaire qu’est le corps. Bien sûr le Seigneur ! Mais que d’obstacles, non du côté de Dieu qui veut réparer l’irréparable mais du côté de la victime. L’enfant au moment de l’abus s’est coupé de son corps, du réel, de Dieu lui-même qui semble avoir laissé faire. Dans ces sessions nous utilisons les psaumes pour exprimer l’incompréhension vis à vis de Dieu, la colère contre le prédateur. L’évangile est d’un grand secours, en particulier Jésus chassant les marchands du temple. Il désinstalle ainsi tout ce qui a été installer dans la violence de la profanation. En amont du travail sur le comportement, le travail sur le cœur profond, travail libérateur et guérissant si le cœur s’ouvre malgré toutes les fermetures inévitables.
Chacun d’entre nous comme disciples du Christ nous pouvons prendre conscience que dans la proximité du Christ, Dieu est plus intime à nous-même que nous-même et qu’il guérit et libère de l’intérieur. Ce travail intérieur est source de bonheur. Dans le discours sur la montagne, Jésus nous parle d’un bonheur qui vient de l’intimité avec Dieu. C’est l’invitation à nous rapprocher de Lui pour que nous soyons greffés à sa propre personne. Nous comprenons alors que le vrai bonheur, celui des béatitudes est d’un autre ordre que celui dont nous rêvons si nous ne comptons que sur nos propres forces. Ce bonheur que Dieu donne est un bonheur qui se vit plus particulièrement au creux même de la pauvreté de cœur, de la détresse, de la soif de justice et de paix, du renoncement à entrer dans la violence de l’autre. Ce bonheur est à chercher en Dieu, dans la foi.
Ce que célèbrent les béatitudes, c’est le bonheur de Dieu de communiquer son propre bonheur. L’amour gratuit de Dieu, voilà la source des béatitudes. Cet amour ne reste pas enfermé dans un sanctuaire, il a pour nature de se communiquer, de transformer en profondeur les cœurs, de se libérer de l’égoïsme, du retour sur soi, des velléités de puissance et de possession. Bref, c’est cet amour-là qui construit la communion. En fait, c’est le Ciel qui rencontre la terre. La rencontre du divin et de l’humain, souvent blessé, nous désinstalle, nous sort de nous-mêmes. Être heureux du bonheur des béatitudes sur la terre, c’est recevoir le bonheur du Ciel, non au sommet de la montagne de notre superbe mais en creux, dans la vallée de nos dénuements. N’ayons pas peur de nos insuffisances, de nos frustrations, de nos humiliations, même de nos échecs. C’est tout cela que Dieu veut visiter. Nous sommes pauvres, pauvres en notre esprit propre, nous les épuisés du souffle ; c’est précisément dans ce creux, cet espace disponible pour autre chose que nous-même qu’il nous faut accepter de recevoir le Royaume.
L’Eucharistie nourrit en nous cette force de vie et de créativité C’est un don à recevoir, dans la confiance en Dieu qui installe et fait grandir le Royaume en nous et autour de nous.