Le sacrifice d’Isaac, c’est le summum de la violence. Sacrifier son propre fils, son unique, fruit de la promesse d’une descendance innombrable, comment cela ne peut-il pas rendre fou ? Quel Dieu pourrait-il demander cela ? N’importe quel enfant qui entend ce récit est appelé à se dire : «Mon papa, si Dieu lui demande, le ferait-il ? »

Pourquoi cette demande de Dieu ? « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va au pays de Moriah, et là tu l’offriras en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai. »

Offrir en holocauste, comment le comprendre ? est-ce tuer ? Dieu lui dira le contraire.

« Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! » Dans cette épreuve, l’idée que Dieu a une quelconque complicité avec le mal a été arraché du cœur d’Abraham, du cœur de l’humain. Reste la question du scandale du mal. Comment Dieu sans se compromettre avec le mal, va-t-il répondre au scandale du mal ? Les Rabbins , dans ce qu’on appelle la littérature intertestamentaire, celle qui peut faire parfois un passage du premier au nouveau Testament. Un récit vient compléter le texte original. Pour les rabbins, Isaac n’est pas un enfant. Il accepte de sacrifier sa vie et se laisse lier les mains et les pieds et de lui-même s’allonge sur le bois du sacrifice. Ce récit intitulé « la ligature d’Isaac » est donné à la méditation du croyant comme pierre d’attente d’un texte prophétique d’Isaïe, essentiel pour nous les chrétiens : ce sont les oracles du Serviteur, et en particulier celui du serviteur souffrant au chapitre 53. «   Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien. En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. » Pour nous, Isaac et le serviteur souffrant sont figures du Christ.

Lors de la transfiguration, sur le Mont Thabor, le Christ devient lumineux. Les disciples, Jacques, Jean et Pierre le voient resplendissant d’une blancheur céleste. Christ se laisse voir dans la splendeur de sa gloire divine, qu’il possède en lui-même et qu’il garde en son incarnation, même si cette gloire divine est cachée sous le voile de la chair. En Lui, la divinité s’est unie sans confusion avec la nature humaine. Il leur manifeste ainsi, au sommet de la montagne, non pas un spectacle nouveau le concernant, mais la manifestation, éclatante en Lui de sa nature divine.

Christ est totalement homme, pleinement Dieu. Dans le récit de la Transfiguration, les évangélistes, Marc, Luc et Mathieu font un lien entre la Transfiguration et la Passion-Résurrection du Christ.  C’est Luc qui insiste le plus. Il est le seul à révéler le contenu de l’échange entre Jésus, Moïse et Elie : « Voici que deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Élie, apparus dans la gloire. Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem ». C’est bien de la Passion et de la Résurrection dont ils parlent. Luc fait également le lien avec la souffrance du Christ à Gethsémani. Luc est le seul à parler du paradoxal sommeil des trois disciples. Comment dormir devant Jésus transfiguré ? Pour Luc, c’est codé. Il relie Transfiguration et Gethsémani où les mêmes apôtres sont accablés de sommeil. Luc annonce déjà que la croix est le lieu de la transfiguration de la souffrance. Comment accorder ces deux révélations : transfiguration et souffrance rédemptrice du Christ. Pour Luc, la réponse est donnée à Gethsémani. Gethsémani, c’est Dieu livrée au creux de l’angoisse et de la souffrance. C’est le lieu où toute souffrance innocente, passée, présente et à venir est visitée par Dieu lui-même. Le Christ accepte pleinement par amour de vivre l’absurdité de la souffrance pour lui donner un sens. Comment peut-on donner un sens à la souffrance ? Seul Le divin peut le faire. Quand le divin touche la blessure humaine, les mots peuvent être posés comme une mise à distance. « Que cette coupe s’éloigne de moi ». Ces mots jaillissent de la souffrance innocente et disent l’absurdité de la défiguration qu’elle provoque. Dans un deuxième temps, après avoir vécu l’angoisse, la volonté humaine du Christ, dans un arrachement douloureux, s’ajuste à sa volonté divine. « Père non pas ma volonté mais ta volonté !  » Se résout alors dans ce feu de l’amour divin, le paradoxe du scandale du mal et de l’éternel Innocence de Dieu. Dieu, sans complicité avec le mal, assume l’absurdité de la souffrance au cœur même de la pâte humaine et lui donne son sens, l’Amour. Les fruits de ce don de soi jusqu’au paroxysme de l’Amour, c’est la résurrection. La lumière entrevue au mont Thabor est aussi présente mais enfouie dans l’humiliation de la Passion. Où est la puissance de Dieu, sa gloire au calvaire? N’est-ce pas plutôt l’impuissance? L’impuissance de Jésus n’est-elle pas aussi l’impuissance de Dieu dans la souffrance du monde, dans le scandale de la souffrance innocente. Il y a quelques temps, j’accompagnais une personne qui lucidement avec travaillé sur son histoire. Une chose est la compréhension de l’origine son mal, de son malheur ; autre chose, sont tous les nœuds et les obstacles enfouis qui ne peuvent être visités que par l’Esprit Saint. Dans la prière qui a suivi notre échange, cette personne s’est mise a livré le fond de son cœur. Dans sa supplication à Dieu, elle l’appelle mais lui reproche aussi son impuissance: « Seigneur Jésus-Christ vient mais je sais que tu ne peux rien faire ». Son analyse à froid n’avait pas saisi cela. C’est dire que dans la prière, quand le mental s’efface quelque peu pour laisser s’exprimer le cœur profond, autre chose peut apparaître, notamment l’incompréhension qui jaillit de la supplication. Je ne sais ce que le Seigneur peut répondre à cette femme qui le met au défi de venir essuyer ses larmes. Était-elle prête à entendre une réponse. Ce qu’elle n’avait pas saisi dans le tréfonds de son être, c’est que derrière l’apparente impuissance de Dieu sur la croix, se vit une immense compassion. La toute-puissance de Dieu s’efface par amour. Cependant, elle ne nous laisse pas seule. Pour comprendre et faire l’expérience de cela, deux outils qu’il nous faut affuter lors de ce carême : la prière. « Seigneur apprend moi à prier pour que je m’efface devant l’Esprit Saint afin qu’il agisse. »

La foi. « Écoutez-le », nous dit le Père, c’est-à-dire faites-lui confiance. « Seigneur augmente en nous la foi pour que l’Esprit saint souffle dans nos vies. »

Ce qui a été livré sur la croix c’est l’Esprit Saint. Saint Jean dit de Jésus sur la croix qu’il remit l’Esprit. Dans son dernier souffle, il livre déjà l’Esprit. Sa joie, c’est de nous relever dans son abaissement. Ce qu’il nous livre, c’est l’immense dignité de collaborer à notre relèvement jusque dans la souffrance.

bmg