Le texte de ce dimanche peut nous surprendre par la violence des propos de Jésus : invitation à la mutilation pour éviter la chute, menace pour ceux qui scandalisent les petits. Pourquoi Jésus met-il tant de forces dans ses propos ? D’abord parce qu’il est sémite et qu’il parle en sémite. Beaucoup d’emphase et une tension qui s’exprime par des mots qui semblent dirent : « tu sais à quel point ce que je pointe là à travers la violence des mots que j’utilise exprime l’extrême importance que j’y accorde. Tu ne peux que l’entendre ». J’ai compris ce qu’est l’exagération sémitique grâce à une anecdote qui concerne le cardinal Lustiger. Il convoque le Père de Villefranche chargé d’une bible sur le terrain en Israël. Pratiquement tous les séminaristes y participent. Jean-Marie Lustiger dit alors à Henri de Villefranche : « qu’arrive un accident, je prends l’avion, je déterre et je maudis. » Bien sûr, c’est une façon de parler comme le fait de s’arracher un œil, se couper une main. C’est une insistance sur l’importance que l’on accorde à un événement. C’est aussi une façon de dire pour Jésus ce qui habite le cœur du Père : son amour pressent pour que l’homme ne se perde pas, son désir que l’homme travaille au bon endroit, non seulement sur son comportement mais sur les causes profondes qui l’amène à poser par exemple des actes de mort.
Certes ! Mais quel est le lien avec ce qui précède ?
Dans la première partie, le texte met en scène un récit de compassion : expulsion de démons et rapporte les propos de Jésus soulignant l’importance de poser des actes de compassion, en son nom. La compassion n’est pas seulement optionnelle, elle est universelle dès qu’elle est posée au nom de la source de la compassion qui est le Christ lui-même. Comme Moïse dans le texte des Nombres qui désire que le don de L’Esprit soit répandu sur tout le peuple, Jésus dans le récit de Marc élargit le don de Dieu à d’autres qui ne le suivent pas directement. « Nous avons vu quelqu’un chasser des esprits mauvais en ton nom et nous avons voulu l’en empêcher, car il n’est pas de ceux qui nous suivent. » En parlant ainsi, les apôtres manifestent leur tendance à se considérer comme disciples incontournables. Jésus souligne alors à ses apôtres que tout ce qui se fait « en son nom » a une valeur toute particulière. Que signifie « en son nom » ? C’est rendre présent l’action du Christ. C’est en invoquant son nom, sa personne, en accomplissant ses faits et gestes avec la même intention et dans le même sens que se réalise la guérison. C’est être en intimité avec le Christ et le laisser agir en nous. En fait, c’est la définition même de la fonction sacerdotale. Lors de notre baptême, nous avons reçu un don que nous n’avons pas fini de comprendre. C’est le cadeau le plus précieux qui soit : le don du baptême qui fait de nous des prêtres, des prophètes et des rois. Jésus invite du coup ses disciples à ouvrir la porte : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous ». Manière de leur dire « il y a des gens qui sont des nôtres même s’ils ne sont pas sur vos listes ». Comment discerner si celui qui n’est pas sur nos listes, travaille vraiment dans les vignes du Seigneur ? Discerner, c’est reconnaître l’arbre à ses fruits. « Prenez un bel arbre, son fruit sera beau ; prenez un arbre qui pourrit, son fruit sera pourri, car c’est à son fruit qu’on reconnaît l’arbre ». (Mt 12, 33)
Le lien entre les différents propos de Jésus sur la compassion et la partie rude de la deuxième partie qui résonne comme des menaces, est plus clair. Première partie : il y a de bons fruits à l’extérieur de la communauté ; c’est donc qu’il y a de bons arbres même à l’extérieur de la communauté ; « Celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ ne restera pas sans récompense. » A l’inverse, il y a de mauvais fruits à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté ; cela veut dire qu’il y a de mauvais arbres à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté. « Si ta main t’entraîne au péché, coupe-la. Si ton pied t’entraîne au péché, coupe-le. Si ton œil t’entraîne au péché, arrache-le. Il vaut mieux entrer manchot, estropié, borgne dans le royaume de Dieu que d’être jeté tout entier dans la géhenne… » On se rappelle que la Géhenne est le ravin qui entoure Jérusalem au Sud et à l’Ouest ; lieu où l’on brûlait les détritus, il devait sa sinistre réputation au fait qu’il avait été également le lieu où l’on sacrifiait des enfants (au temps des rois Achaz et Manassé) ; cette pratique était totalement désapprouvée par les prophètes, si bien que la Géhenne était devenue le symbole de l’horreur absolue. Les prophètes localisaient dans la Géhenne le châtiment des impies au Jour du Jugement de Dieu. Qu’il y ait un jugement, quoi de plus légitime ! D’où l’importance de prendre en considération ce que dit Jésus dans la deuxième partie de son discours, sans le voir comme une menace mais comme les entrailles de miséricorde de Dieu qui s’expriment ainsi. Chouraqui traduit cette expression biblique par l’amour matriciel de Dieu. Dieu veut nous rematricier, nous redonner forme, notre forme originelle. Nous comprenons mieux cette expression : « Nous serons jugés sur l’amour par l’amour ». Il s’agit de l’Amour de Dieu capable de comprendre par où nous sommes passés mais aussi désireux de nous redonner forme.
La prison psychiatrique où j’ai été aumônier m’a profondément marqué. Je la considère comme une pré-géhenne. Y sont enfermées des personnes ayant commis des actes graves. En temps ordinaire, vivent ici quatre-vingts détenus dont une dizaine est condamnée à perpétuité. Pratiquement tous purgent de lourdes peines. Tous ont des problèmes psychiatriques. De par sa population carcérale, la prison de Château-Thierry est la prison la plus misérable de France. Mais curieusement, et je rapporte ici l’expression d’un psychiatre de la prison, elle est également la plus luxueuse. Chaque détenu est seul dans sa cellule. Un nombre considérable de personnes y travaillent, beaucoup de surveillants, un personnel médical nombreux et diversifié. En tant qu’aumônier, j’ai le privilège de la clé que l’on me confie à l’entrée de la « détention ». Aussi suis-je amené à entrer dans l’intimité même de ces exclus. Ce qui saute aux yeux d’abord, c’est la misère. Comme le regard plonge dans les ténèbres sans rien saisir de la lumière, entrer dans une cellule, c’est recevoir en pleine face la misère de l’homme: misères matérielle, morale, affective et spirituelle. La misère spirituelle est la plus longue à saisir. Je pense là à Éric qui me dit un jour : « Comment voulez-vous que je croie en Dieu avec le mal qu’il laisse faire ! » Grave question, celle du scandale du mal ! Comment oser théoriser ? Je me suis tu. Une semaine après, j’ai, à mon tour, posé une question à ce détenu : « Quand vous parliez du mal que Dieu laisse faire, s’agissait-il du mal que vous avez fait ou du mal que vous avez subi ? » Je me doutais de la réponse. Il s’agissait bien évidemment du mal qu’il avait subi. Éric m’a alors raconté que ses parents nourriciers lui faisaient subir, à l’âge de sept ans, le supplice de la baignoire. Peut-on imaginer l’angoisse d’un enfant dont on plonge la tête sous l’eau pour l’empêcher de respirer et dont les poumons se remplissent non seulement d’eau, mais surtout de haine ? Actuellement, Éric respire la violence! Je pense aussi à Roger, condamné à perpétuité, ancien tueur à gage qui m’avait dit dans un couloir de la prison : « je crois en Dieu ». Quand je lui ai proposé mes services, il m’a répondu : « Ce n’est pas la peine, Dieu m’a déjà condamné et mis en enfer ». C’est une handicapée avec qui il communiquait qui a réussi avec beaucoup de temps et de violence reçue, réussit à traverser sa peau de barbare. Tout acte de libération, même s’il ne va pas jusqu’au bout, est infiniment précieux aux yeux de Dieu, car la plus petite parcelle de vie, découverte, choisie et vécue parmi les plus grandes pulsions de mort, participe de la victoire de Dieu sur toutes les puissances de mort, dans l’histoire et dans l’éternité, en l’humanité même de Jésus, vrai Dieu et vrai homme. Qu’il est grand ce mystère !
Bmg