Ce passage conclut un ensemble plus vaste, celui de la section des pains. Le chapitre 6 de St Jean nous a occupés tout ce mois d’août. Si l’Église interrompt la lecture de Mathieu pour insérer la lecture de ce chapitre 6 de St Jean, c’est bien que, pour elle,  l’Eucharistie est sommet et source de la vie chrétienne. Mais tout d’abord, mettons-nous à la place des auditeurs qui récriminent. Beaucoup de ses disciples, qui avaient entendu, déclarèrent : « Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ? » N’ont-ils pas des raisons ? Imaginez-vous ce Jésus du village d’à côté qui annonce : « Moi je suis le pain qui est descendu du Ciel ».

C’est une prétention formidable. La bible est claire l’unique nourriture spirituelle valable, véritablement vivifiante, c’est la Parole de Dieu. Et voilà que cet homme prétend être cette nourriture. Bien sûr il a multiplié les pains, bien sûr, il est un grand prophète. De là à prétendre être la Parole même de Dieu. C’est vrai que l’on ne se lasse jamais de l’entendre. Quand il ouvre la bouche, c’est comme si Dieu exprimait clairement son amour pour son peuple mais plus encore, c’est comme s’il nous révélait le sens de nos vies, le sens de toute l’histoire de l’univers et du salut. Notre affectivité, notre intelligence, notre vie spirituelle qui aspirent à la sagesse en sont illuminées. Mais de là à prétendre qu’il est le pain descendu du ciel c’est à dire la Parole incarnée. De là à prétendre qu’il est celui qui comble la faim spirituelle de l’homme et qu’il est celui qui donne la vraie vie. Prétention inouïe de cet homme, de ce petit charpentier du village d’à côté dont on connaît les parents. Prétention encore plus grande, Jésus parle de chair à manger, de nourriture.

Que veut-il dire ? Une parole on la lit, on essaie de comprendre, voire d’y conformer sa vie mais inviter ses fidèles à manger la chair de la Parole qu’Il prétend être, c’est extrêmement déroutant. Quant à boire le sang, l’expression est violente aux oreilles des juifs qui l’écoutent. Le symbole du sang a valeur universelle. Le sang est perçu comme le flux vital qui nourrit et anime le corps de l’homme. Il est plus que cela, il est le symbole du souffle de vie, de l’âme. L’’expression « boire le sang » est choquante, voire scandaleuse. Que veut dire « boire le sang de Jésus ? Le sang exprime la violence du sacrifice du Christ.

Le Christ par son sang versé scelle l’Alliance nouvelle. Sang de Jésus et Alliance doivent s’éclairer mutuellement. Le sang de Jésus, c’est d’abord le signe d’un amour qui ne se laisse pas dérouter par la mort et qui va jusqu’à verser son sang. Cet Amour qui traverse victorieusement la mort devient sacrement de vie, de communauté de vie, de communion de destin et de vie spirituelle et ce jusque que dans ce qui est blessé, troublé en nous, entre nous. « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi je le ressusciterai ». Manducation spirituelle, à prendre comme réalité de l’amour de Dieu qui se donne à manger et qui se donne à boire. Manger la chair, boire le sang sont des expressions liées au corps : pas question de butiner dans l’azur, s’envoler dans les éthers conceptuels de notre mental. Ce qui est visé, c’est une rencontre au cœur de l’incarnation entre l’Esprit de Dieu et notre propre esprit dans le centre de notre âme jusque dans notre corps.

Quoi de plus concret, de plus corporel mais aussi, quoi de plus spirituel ! Beaucoup de ses disciples, qui avaient entendu, déclarèrent: « Cette parole est rude! Qui peut l’entendre? » Jésus a finalement posé aux apôtres la question « de confiance » : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Pierre répond « à qui irions-nous ? » Une fois de plus, la foi n’est pas un bagage, mais un chemin. Un chemin sur lequel il faut se laisser guider. Pour se laisser guider, une chose est nécessaire, la confiance. L’Eucharistie sera la réalisation de ce qui a été annoncé lors du discours dans la synagogue de Capharnaüm. Le risque que Jésus a pris de ne pas être compris est justifié par l’importance de la question. Il a posé des jalons comme des pierres d’attente. Que Pierre, au nom des disciples, déclare qu’il ne comprend pas tout mais que tous les douze lui font confiance, exprime un passage, plutôt un saut dans la foi. Ce n’est pas que les apôtres abandonnent leur intelligence mais il est nécessaire d’accueillir une lumière plus grande que celle de notre intelligence. Il nous faut accueillir la lumière de l’Esprit Saint.

La foi s’appuie sur l’intelligence mais la dépasse, c’est ce que Saint Paul appelle l’intelligence de la foi. C’est plus tard que Pierre et les siens comprendront ce que Jésus avait préparé dans le discours à Capharnaüm. Ils comprendront grâce à l’Esprit Saint que l’Eucharistie est un véritable repas où se partage le corps et le sang du Christ, un véritable repas qui nous transforme et fait de chacune et chacun de nous des frères et sœurs dans la foi. Dans la conclusion de ce chapitre 6 de l’évangile de Saint Jean, Jésus leur a donné l’occasion de faire ce saut dans la foi. Par amour pour le Christ, ils acceptent de ne pas tout comprendre et décident de faire confiance. Alors s’est mis en place la finalité de leur vie, suivre Jésus dans la confiance. Ils pourront alors traverser l’incompréhensible, l’impensable, l’indicible, à savoir la manière dont Dieu nous sauve, la folie rédemptice de Dieu : la Passion du Christ. Dans le Christ, dans sa Passion, tout l’univers visible a été fiancé à Dieu. Dans le Christ a été déposé́ au sein de l’humanité́ ce ferment de libération qui est le Christ Lui- même.

Ce ferment de libération demeure à jamais et nous est communiqué sous les espèces du pain et du vin, dans le mystère eucharistique. C’est là l’aboutissement de cet immense élan créateur qui jaillit du cœur de Dieu et qui atteint le fond même de I’univers. Cette miette de pain, cette goutte de vin où le Seigneur en Personne se communique, c’est l’aboutissement d’une sublime trajectoire. Pour éclairer cela, je vais citer Maurice Zundel mais avant de le citer, il me faut précser un terme qu’il emploie au début de la citation, l’expression de « sur-Vie ». Sur-Vie, sur-Vie en deux mots, Vie avec un grand V, ce n’est pas ce que nous comprenons dans le mot survie en un mot, quand l’existence est tellement rude que l’on ne peut que survivre et non vivre. Pour Zundel, la sur-Vie en deux mots et Vie avec un grand V, c’est plus que la vie, à savoir la Vie en Dieu. Fort de cette précision, je cite Zundel: « la sur-Vie, ce n’est pas l’au-delà, l’après, c’est la Vie comme un présent qui ne cesse de croître » Quand Zundel dit ‘présent,’ il l’emploie dans les deux sens de ce mot. En français : un présent c’est actuel, c’est maintenant; mais c’est aussi un cadeau, un don. Un présent qui ne cesse de croître. Et il parlera aussi, dans ce présent d’ici et de maintenant, du « recueillement de l’amour dans le silence de soi », c’est-à-dire dans la vie intérieure profonde. Il parlera, dans ce recueillement, de l’indépassable nouveauté du présent. Et je crois qu’il y a là aussi une dimension extrêmement importante du présent chez Zundel.

Trop souvent, dans notre vision, le présent est coincé entre deux chaises : il est assis entre hier et demain; et il est perpétuellement sacrifié. Ou bien il est sacrifié à la nostalgie -c’était le bon temps, ou bien il est projeté pour des lendemains qui vont chanter. En attendant, ça déchante. Et donc, le présent est sacrifié. Or Maurice Zundel voudrait qu’on ne sacrifiât pas le présent, il voudrait qu’on soit présent au présent, ou plutôt qu’on soit présent à sa présence, c’est-à-dire présent à l’Autre, c’est-à-dire présent au Ressuscité, présent à la Vie qui veut sourdre en nous et par nous et au milieu de nous, qu’on y soit présent sans obstruer cette source, sans obscurcir ce chant, au contraire le présent en Dieu transfigure tout, y compris le banal, y compris le quotidien, y compris les gestes et les mots de tous les jours. Qu’il est grand le mystère de la folie d’amour de Dieu qui se vit dans la trajectoire « Incarnation et Rédemption» du Christ. Dieu nous sauve en épousant notre humanité, jusque dans nos blessures qui sont les nôtres et jusque dans l’épaisseur de notre quotidien. Qu’il est grand le mystère de l’Eucharistie que nous avons à accueillir dans la foi et jusque dans notre corps!

Bmg