L’évangile de Jean nous livre quatre phrases prononcées par Thomas. La première se situe au moment de la mort de Lazare. Jésus s’apprête à partir pour Béthanie, il y a danger et les disciples le lui rappellent: « Rabbi, tout récemment les Juifs cherchaient à te lapider. » Thomas dit alors aux autres disciples : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui. » Courageux Thomas qui comme Pierre donnerait sa vie pour mourir avec Jésus. Leur courage est-il bien ajusté pour être en cohérence avec le Royaume que Jésus est venu instaurer sur terre ? Il leur faudra lâcher l’idée du Messie super-héros qu’ils s’étaient imaginé. Comment imaginer le maître, victime d’un procès inique et d’un supplice infamant aboutissant à la mort ?

Thomas veut mourir, avec les autres disciples et avec Jésus Il veut mourir en héros avec ses amis. Quand on traite la question de la mort d’une manière, somme toute, intellectuelle, romantique, distanciée, c’est souvent que l’on n’est pas prêt à affronter la réalité de la mort dans sa chair. La mort, quel monstre à apprivoiser ! Et il est de taille. Voilà pourquoi nous avons tendance à rester dans la citadelle imprenable de notre mental et de notre imagination par peur de plonger en soi. Tout le chemin spirituel de Thomas, c’est un long passage entre son mental et son cœur profond. Pour un tel chemin, mon Dieu, que c’est long ! Plonger en soi, prend du temps et c’est tout un travail de l’Esprit en nous. Pourquoi est-ce si difficile ? Que va-t-on trouver dans cette descente en soi ? N’est-ce pas risqué ?

Dans cette descente dans la profondeur de son être intérieur, on a peur de rencontrer quelques monstres qui font obstacles. Le pire monstre intérieur, c’est la peur de la mort ! La mort, ça fait peur, c’est l’inconnu la plus grande qui soit. La deuxième phrase de Thomas, c’est lors du dernier repas, lorsque Jésus annonce son départ. Thomas pose alors la question : »Seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment saurions-nous le chemin ? »  « Je suis le chemin, la vérité et la vie », répond Jésus. Thomas avait-il vraiment compris la réponse de Jésus ? Pouvait-il se douter que le christ est le chemin et que ce chemin doit passer par le Golgotha, que Le Christ est la Vie en plénitude que cette vie doit passer par la mort, que le Christ est la Vérité qui doit se briser sur la Croix et la traverser.

Pour Thomas, ce fut un véritable tremblement de terre. Comment penser la Résurrection quand on ne veut rien savoir de la mort de Jésus ? Lors de l’apparition aux apôtres, Thomas n’était pas là. Thomas a fui, il n’était pas là, lors de la première visite de Jésus ressuscité. Le voici qui revient d’on ne sait d’où : « Nous avons vu le Seigneur ! » lui dit-on. « Si je ne vois pas dans les mains la marque des clous, si je ne mets pas ma main dans son côté, non, je ne croirai pas. » Il ne peut croire à ce que les autres apôtres racontent. Thomas a une tendance à vouloir tout maîtriser. L’invisible, peut-être mais d’abord ce qu’il peut toucher, le concret, la réalité à la portée de main et de regard. Thomas aura à faire ce travail de lâcher-prise.

Thomas a deux monstres à apprivoiser : la peur de la mort et la peur de ne pas maîtriser. J’ai bien dit apprivoiser ! Apprivoiser, comment fait-on cela ? Apprivoiser ? Ne serait-ce pas plus judicieux de se battre « à mort » contre ses monstres. Permettez-moi une anecdote pour mieux comprendre nos monstres et comment les apprivoiser. Véronique Dufief est un prof. de fac, une amie. Un de ses livres : la souffrance désarmée m’a profondément touché. Elle est gravement bipolaire et j’ai eu la chance de faire une émission de radio avec elle. Quelqu’un que j’accompagnais, elle-même bipolaire, téléphone et pose la question à Véronique : « comment gérer son angoisse ?» Véronique parle alors de sa fille qui est, d’après elle, un dompteur de lapin. J’avoue avoir eu un doute sur sa réponse. « C’est vrai ma fille fait ce qu’elle veut de son lapin. Il lui obéit au doigt et à l’œil ; moi je ne suis pas un dompteur de lapin mais un dompteur de pieuvre hurlante et terrifiante. » Je comprends alors qu’elle parle de son angoisse qui s’invite périodiquement dans sa vie. « Croyez-moi, dit-elle, j’ai réussi à apprivoiser ma pieuvre. Je lui parle et la met à distance comme pour un vis-à-vis. Je ne suis pas toute seule dans ce travail, l’Esprit Saint que j’invoque fait un travail de pacification de l’âme qui m’étonne à chaque fois ». Comment Véronique décrit sa pieuvre, son angoisse ? D’abord, la cause de ce qui la terrifie : son « hyper cérébralisme ».  Elle décrit ce mécanisme de défense comme un surdéveloppement du mental. Son hypersensibilité l’oblige à ériger une hyperprotection avec de grandes murailles. La conséquence de cette hyper cérébralisme et de son hypersensibilité, ce sont des phases dépressives qui la coupent de la vie. Dans sa conversion au Christ, elle réalise alors qu’elle peut descendre dans l’inconnu de ce qu’elle vit intérieurement, dans l’inconnu de ses émotions où cohabitent joie, peine peur, angoisse et souffrance

Descendre dans ses émotions, c’est un chemin qui passe par un vrai raz de marée mais dit-elle, « je pouvais me laisser traverser par la maladie, la peur, sans être détruite. » Tous nous avons à ne pas nous couper de nos émotions, les traverser pour un « un travail de simplification ». C’est le terme qu’elle emploie. Je la cite :  « la peur m’a quitté. Je n’ai plus peur de moi, de ma violence, d’être cinglé. La peur m’a quitté. Plus peur de moi, de ma violence, d’être cinglé. Tu peux être ce que tu es sans peur. Je fais l’expérience de la traversée de la peur car l’Amour de Dieu rend possible une communion malgré l’angoisse, la peur, la paranoïa. La pathologie est là. Au lieu d’être un obstacle à la relation, elle peut me mettre spirituellement en communion avec ceux qui souffrent. C’est une disposition intérieure avec les autres qui souffrent. Oui je veux bien. La souffrance change de sens. Avec Jésus, je suis alors avec chacun de vous, je suis présente avec le prénom de l’autre, je suis avec Dieu. » 

Thomas exige de toucher les plaies de Jésus. Il aurait pu exiger, pour croire, de croiser le regard de Jésus, d’entendre sa parole, de revivre l’émotion suscitée par ses miracles. Thomas a peur de ses propres blessures. Thomas blessé, encombré par la farandole des émotions négatives qui s’agitent en lui, a fait une fixation sur les plaies de Jésus. On pourrait dire qu’à cause de son incrédulité, de son esprit trop rationnel, qui ne croit que ce qu’il a vérifié, Thomas était rendu aveugle et fermé aux réalités du Royaume. C’est méconnaître tout le travail intérieur de Thomas. Si rien ne s’était passé en lui dans la dimension spirituelle de son être, il n’aurait jamais, dans une fulgurance sublime, crié la plus belle profession de foi qui soit devant le mystère des plaies du Christ ressuscité. Jésus a montré ses plaies à Thomas et c’est le véritable miracle. Thomas crie « Mon Seigneur et mon Dieu » et c’est comme un aboutissement de son chemin spirituel ou tout du moins une étape cruciale et essentielle. C’est à la vue des plaies de Jésus que surgit de son cœur converti la prière par excellence. De blessure, celle de Jésus, à blessure, celle de Thomas, une illumination. Thomas en présence du Christ ressuscité fait l’expérience de l’Esprit Saint, qui jaillit et le libère de tous ses blocages, peurs, enfermements, frustrations, déceptions, culpabilité. Pour nous qui n’avons pas vu Jésus ressuscité mais à qui a été transmise la Bonne Nouvelle de la Résurrection, à nous qui avons non seulement reçu le baptême, mais les autres sacrements que l’Église primitive appelait « photimos », c’est-à-dire illumination, savourons cette béatitude que Jésus nous adresse. Heureux sommes-nous car nous sommes passés des ténèbres à la lumière.

Le bonheur de Thomas, c’est notre bonheur si nous voulons « croire sans avoir vu », sans cette réduction de notre être à notre mental.

Bmg