Le récit de Job est un conte théologique qui traite d’un thème fondamental, la question de la rétribution. La thèse du livre de Job démonte un vieux mécanisme qui affirme que le bonheur est une récompense pour les actes bons, le malheur pour les actes mauvais. «Faites-le bien et vous serez heureux, faites le mal et vous serez malheureux ». Ce n’est pas si simple et en tout cas ce n’est jamais systématique. Pour traiter ce thème, le livre de Job invente un personnage qui est heureux, sage et sans péché́. Brusquement, sa vie s’effondre. Sa vie pleine et heureuse devient un vrai désastre. Dans le malheur, Job va questionner Dieu voire l’invectiver. Peut-on demander à Dieu de rendre des comptes ? Quand on est accablé, il arrive qu’on puisse lever le poing vers le Ciel en accusant celui qui peut recevoir toutes nos accusations, à savoir Dieu. Dans un premier temps, Job réagit en homme religieux parfait. Il dit : « Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris : Que le nom du Seigneur soit béni ! » (Job 1, 21) En d’autres termes, je loue le Seigneur dans le bonheur, pourquoi est-ce que je ne le louerais pas dans le malheur ? Trop de malheurs, c’est souvent la sidération ! Dans tous nos deuils, il y a une période comme cela. La douleur est trop lourde. Pour Job qui a perdu tous ses enfants, ses terres, ses troupeaux, et tous ses biens, peut-il dire le Seigneur a donné, le Seigneur a repris ? Son mental peut formuler cela mais pas sa chair. Très vite sa chair criera vers Dieu. Pendant de nombreux chapitres, Job crie son incompréhension, sa souffrance et sa colère. Dieu ne répond pas. Ce n’est qu’au chapitre 38 que Dieu accorde sa première réponse. «Qui es-tu Job pour m’interpeller de la sorte? Est-ce toi qui as créé les étoiles et les merveilles que nous pouvons contempler sur cette terre ? » Job convient alors qu’il n’est qu’une créature. Le Créateur indique à Job une direction. Il lui faut contempler Dieu à travers la création, comprendre qu’Il est le Transcendant qui nous attire vers le haut, nous simples créatures. Sortir de son moi douloureux, pour, humblement, s’ouvrir à la Transcendance, c’est la première réponse de Dieu. La deuxième ne tardera pas. C’est Job qui nous la révèle. «J’avais ouï dire de Toi, mais maintenant mes yeux t’ont vu». Le Transcendant se fait proche. Nous ne connaissons pas la réponse que Dieu lui a faite dans l’intime de l’intime de son cœur. Ce que nous savons, c’est que Job accepte cette réponse et qu’il est rétabli dans sa dignité, ses biens et l’intégrité de sa personne. Le travail de deuil, la traversée de la souffrance que Job a fait, l’a mis dans une plus grande sagesse, une meilleure compréhension de l’homme, en lien avec son Créateur. La réponse de Dieu à la question de la souffrance innocente, c’est l’intimité avec Lui. Dans les passages douloureux, Il nous recrée dans son amour matriciel, mais c’est de nuit, dans une grande aridité. Nous aussi, dans nos douleurs, nous avons à vivre de grandes obscurités. Comprendre les enjeux et les mécanismes d’une épreuve permet de la vivre dans un plus grand consentement. Très tôt, nous avons parfois dû affronter la mort d’un proche, la maladie, un traumatisme, réalités douloureuses qui viennent briser l’évolution normale de notre vie. Le travail de deuil qui en découle est très lourd, laissant de profondes blessures, parfois inguérissables en l’homme. Accepter ce fond d’angoisse qui parfois nous habite, n’est pas baissé les bras, mais, au contraire, c’est une salutaire lucidité qui invite à un retour sur soi. Alors peut se libérer tout un nouveau dynamisme s’investissant dans un idéal de dépassement et d’engagement. Pour ne pas être aspirés dans le fond dépressif de nos blessures, la révolte peut nous permettre de rester debout; mais plus constructif encore est de vivre un idéal spirituel ou de s’exprimer à travers l’art ou une passion qui nous tire de nous-même et nous propulse dans la vie. Quand la souffrance est éminemment présente, comment ne pas être détruit par elle? Comment continuer à croire, à espérer et à aimer au cœur de l’insupportable? On est là très proche de l’expression de Saint Paul «espérer contre toute espérance». Espérer contre toute espérance, c’est considérer tout acte, toute parole, tout frémissement de libération comme appartenant au trésor spirituel du patrimoine humain en sécurité dans les mains mêmes de Dieu. Tout acte de libération, même s’il ne va pas jusqu’au bout, est infiniment précieux aux yeux de Dieu, car la plus petite parcelle de vie, découverte, choisie et vécue au creux des plus grandes pulsions de mort, participe de la victoire de Dieu sur toutes les forces du mal, dans le temps et dans l’éternité.

Le cri de Job est celui de la souffrance innocente. Il blasphème et il adore, il en appelle à Dieu contre Dieu. Il refuse les explications toutes faites du mal et de la souffrance que lui opposent ses amis.

La souffrance reste une énigme et la mort aussi. Il n’y a pas de réponse. Il y a une Présence mystérieuse au cœur du mal, que Job a contacté. Les yeux de son cœur ont vu le Seigneur, présent et agissant au creux de sa souffrance.

Job réclamait à cors et à cris une explication à la souffrance. Sur ce point, Jésus ne répond pas. La souffrance n’est pas de l’ordre de l’explicable, elle est de l’ordre du mystère. Le romancier Eric-Emmanuel Schmitt parlant de sa conversion a eu ces mots : « en devenant croyant, disait-il, je suis passé d’un monde qui n’a pas de sens à un monde mystérieux ». Jésus n’a pas répondu par des phrases. Selon le beau mot de Paul Claudel, il n’est pas venu « supprimer le mal, encore moins l’expliquer ; il est venu le remplir de sa présence ».

Marc raconte la guérison de la belle-mère de Pierre : « Il s’approcha et il la releva en lui prenant la main ; la fièvre la quitte et elle se mit à les servir. » Le verbe relever désigne très souvent dans le Nouveau Testament la résurrection des morts. Jésus descend jusqu’aux enfers pour vaincre le mal à sa racine : la mort. Jésus a traversé la mort pour nous donner de la vaincre avec ses propres armes.

Quand nous souffrons, nous aimerions que Jésus nous prenne par la main et nous relève. Ne le fait-il pas mystérieusement ?

Chacun des sacrements de l’Église, c’est Jésus qui nous relève, mystérieusement. Croyons que sans cesse, il nous relève. Nous aimerions être consolé et parfois il le fait, toujours il nous relève, mystérieusement.

Encore faut-il que nous accueillions Jésus en prière qui s’offre au Père et nous offre au Père dans notre propre intériorité et sur l’autel, dans l’Eucharistie.

« Au matin, à la nuit noire, Jésus se leva, sortit et s’en alla dans un lieu désert ; là, il priait ». Prière prolongée, privée, nocturne, prière qui féconde ses paroles et ses actes. En contemplation devant la prière de Jésus, un chrétien, priant peut aller loin en lui-même. Il peut alors donner du poids à ses paroles et à ses gestes. Un homme qui ne prie pas « n’a plus de dedans », disait le philosophe Nicolas Berdiaeff. Jésus est l’homme des profondeurs qui nous révèle notre propre profondeur. Des abîmes du cœur de Dieu, il est sorti pour ramener à la maison paternelle l’homme perdu de souffrance et capable d’espérance.

Bmg