Tout au début de son évangile, Saint Jean raconte la scène de « Jésus chassant les marchands du temple ». Les trois évangélistes font aussi ce même récit mais contrairement à Jean, Luc, Mathieu et Marc le placent à la fin de leur propre évangile juste avant la Passion et la Résurrection. Alors pourquoi Saint Jean choisit de mettre en valeur cette scène dès le départ de son évangile, tout au début ? L’évangéliste Jean, après son prologue, installe ce passage, comme ouverture de son texte. Il fonctionne comme un thème quasi-musical. Lors d’une symphonie, un motif initial indiquant une tonalité qui ne quittera pas l’oeuvre. Pour Jean, ce récit fonctionne ainsi et c’est comme un sceau indélébile marquant tout son évangile. Qu’a voulu sceller Saint Jean ? En fait, Saint Jean veut signifier ainsi un passage entre l’ancien et le nouveau Testament. C’est un peu ce qui se passe quand la chenille devient papillon : du cocon à l’envol. Le cocon, c’est l’histoire d’Israël que Dieu prépare à l’avènement du Christ. Jaillit alors une ère nouvelle assumée par le Christ prenant son envol de la terre vers les cieux.
La sainte colère de Jésus a étonné tous les témoins et a marqué les mémoires. C’est seulement après la Résurrection que, ce qu’avait fait Jésus, a pu trouver tout son sens. Chasser les marchands du temple en prenant le risque de ruiner tout ce commerce est un geste prophétique audacieux, à décrypter à plusieurs niveaux : niveau contextuel, niveau prophétique , niveau spirituel.
Niveau contextuel : Il y a longtemps qu’on trouve sur l’esplanade du Temple des marchands d’animaux ; quand on vient en pèlerinage à Jérusalem, parfois de très loin, on s’attend bien à trouver sur place des bêtes à acheter pour les offrir en sacrifice. Quant aux changeurs de monnaie, on en a besoin aussi : on est sous occupation romaine, et les pièces frappées à l’effigie de l’empereur ne peuvent être utilisées dans ce lieu sacré ! Donc, en arrivant au Temple, on change ce qu’il faut contre de la monnaie juive. De plus, c’est, petit à petit, que les animaux offerts en sacrifice se sont retrouvés sur l’esplanade du temple. Normalement, les marchands de bestiaux auraient dû se trouver dans la vallée du Cédron et sur les pentes du mont des Oliviers. Pourquoi ont-ils été acceptés dans ce lieu où ils n’ont pas leur place ? Intérêts financiers des autorités religieuses obligent.
Le deuxième niveau, c’est le niveau prophétique. Saint Jean a placé cet épisode du Temple au début du ministère public de Jésus pour nous alerter : il y a des a priori qui empêchent Dieu de parler. Jésus n’est pas considéré par les autorités religieuses comme un prophète. Un charpentier aussi habile soit-il ne peut reconstruire un temple en 3 jours alors qu’il a fallu 46 ans pour le bâtir. Le geste et l’explication du geste n’est compréhensible que dans la dimension mystérieuse du langage prophétique. S’opère dès le départ de l’évangile de Jean un discernement du cœur de chacun. Les questions posées à Jésus par les autorités religieuses sont légitimes, cependant la fermeture de leur cœur les empêche d’entrer dans ce langage prophétique. Non seulement, ils rejettent Jésus comme prophète. Ce Nazaréen a l’audace de se prendre pour Jérémie qui a dit « Ne faites pas de la Maison de mon Père une maison de trafic » (Jr 7,11). Mieux, il se prend carrément pour le Messie : car le prophète Zacharie avait annoncé : « Il n’y aura plus de marchand dans la Maison du Seigneur le tout-puissant en ce jour-là » (sous-entendu le jour de la venue du Messie ; Za 14,10).
Jésus n’est reconnu ni comme prophète ni comme Messie. Comment les autorités religieuses peuvent-elles imaginer que l’ère messianique, c’est maintenant ? Qui dit ère messianique dit ouverture aux nations. L’esplanade est encombrée de marchands jusqu’au parvis des gentils, à savoir le lieu réservé aux non-juifs. En chassant tout ce qui fait obstacle à la venue des non-juifs sur leur parvis, Jésus, symboliquement, inaugure l’ère messianique et l’ouverture de la révélation à toutes les nations.
Le troisième niveau, nous amène à la finalité du geste de Jésus qui trouve son sens dans les récits de la Résurrection.
En ce temps de carême, nous nous préparons à vivre pleinement la joie de Pâques. Entre autres, nous méditerons sur le texte de Saint Jean qui raconte la course de Pierre et de Jean vers le tombeau du Christ, le matin de Pâques.
Nous contemplerons le disciple bien aimé scrutant l’intérieur du tombeau. Nous entendrons cette phrase clef de l’évangéliste : « Il vit et il crut » Que voit-il ? les linges et il relie l’absence du corps à l’Écriture. Il saisit au plus profond du tombeau, au creux tragique des événements ce qu’avait annoncé les écritures. « Jusque-là, en effet, les disciples n’avaient pas compris que, selon l’Écriture, il fallait que Jésus ressuscite d’entre les morts ». Quelle phrase de l’Écriture arrive alors à l’esprit de Jean lui permettant de faire ce passage dans la foi en la résurrection ? Ne serait-ce pas: « Détruisez ce temple et en trois jours je le rebâtirai ». Seul l’esprit illuminé par la foi, l’espérance et l’amour peut discerner, le mystère du Jour nouveau et du Monde nouveau, le mystère de la nouvelle création qui s’annonce, le mystère de la présence du Vivant qui vient combler notre attente. De la croix a jailli l’eau vive du salut. La résurrection est cette nouveauté, cette nouvelle création dans nos vies. Oui ! croyons aussi à l’expérience de la puissance de la résurrection dans la nuit de ce monde. Mettons-nous à l’écoute de ce monde en souffrance, de ce monde en attente. En son nom, accueillons ce mouvement puissant qui nous fait passer de la mort à la vie.
La fermeture du cœur des autorités religieuses nous renvoie à nos propres fermetures. Tous nous sommes blessés. Le temple qu’est notre cœur a subi la violence. Il est bosselé comme un bateau qui aurait essuyé des tempêtes. Que veut faire Jésus sinon restaurer le temple qu’est notre cœur ? « Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs. » Jésus, si nous lui donnons la permission, désinstalle en nous tous les comptoirs qui ont fini par s’installer en nos vies à cause de l’égoïsme, de nos velléités de toute puissance, de notre soif immodérée de reconnaissance. Il existe en nous des territoires occupés, des occupations de terrain qui n’ont rien à faire là. Christ veut purifier notre temple intérieur en chassant tous les trafics, toutes les compromissions. Le Seigneur veut purifier, guérir, simplifier notre cœur compliqué et malade. Sa sainte colère n’est que l’expression d’un amour guérissant et libérateur.
L’Eucharistie est un des lieux essentiels de purification et de transformation du cœur pourvu que nous le voulions que nous l’espérions et que nous y croyions.