Ce texte de l’évangile est un jugement. Voilà la finale : « Il leur répondra : “Amen, je vous le dis : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait.” Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes, à la vie éternelle.» Peut-on prendre à la lettre la sentence de ce jugement ? Si c’est le cas, nous devons répondre à la question :  suis-je du côté des caprins ou des ovins ? Les brebis, c’est les ovins, les caprins, c’est les boucs. Dans un troupeau, on évite de les mélanger car ils risquent de s’affronter. La frontière est très fermée. N’oublions pas que ce texte est une parabole. Une parabole s’appuie sur des images familières. C’est une invitation à creuser ces images mais pour les dépasser et saisir la fine pointe de la parabole. En fait, une parabole, c’est une provocation. Ces maudits, condamnés à l’enfer, ces boucs, comme ils sont désignés dans la parabole, méritent-ils un tel châtiment ? Que leur reprochent-on ? Jésus révèle que, chaque fois qu’on a fait quelque chose vis à vis de l’un des plus petits parmi ses frères, c’est à Lui-même qu’on l’a fait, à chaque fois qu’on ne l’a pas fait, c’est à lui que l’on ne l’a pas fait. Jésus se déclare totalement solidaire avec ses frères, Il ne s’identifie pas avec eux ; il ne s’agit pas de voir Jésus dans l’autre, ce n’est pas ça, c’est voir l’autre pour lui-même; mais il est le frère du Christ, et Jésus dit “ ce que tu lui fais, c’est à moi que tu le fais ». Jésus a connu la faim, la soif, le dénuement, la captivité, le rejet. Il partage avec l’étranger, l’affamé, le prisonnier, l’assoiffé, le pauvre la condition d’exclu. Tous ces états Jésus a voulu les vivre. Parce qu’Il a voulu se faire le dernier de tous, Il a assumé l’écrasement de l’humanité jusqu’à la Crucifixion. C’est pour cela que ce qui est essentiel pour nous, c’est d’aimer l’amour source, l’amour divin révélé dans la Passion de Jésus, dans son propre abaissement. Quand nous sommes uniquement occupés de nous-mêmes, nous ne voyons pas la souffrance du pauvre, du captif, de l’étranger, de l’affamé, de l’assoiffé. L’homme suffisamment en bonne santé cherche la cohérence, l’harmonie et la beauté. La misère du monde vient contredire, heurter, blesser ce vrai désir. Pour éviter les inévitables tensions entre nos désirs et la réalité, nous élaborons, inconsciemment ou non, de savantes stratégies qui nous rassurent et nous protègent, mais nous perdons un peu de notre humanité et surtout de notre lucidité. Voyons-nous vraiment le monde, voyons-nous vraiment la misère du monde ? Comment occultons-nous la réalité de ce monde ? Indifférence, violence, bons sentiments, mépris, condescendance, idéologie sont comme la matière première de notre art à fuir la réalité de ce que nous ne voulons ou ne pouvons pas voir. Nos propres mécanismes de défenses nous privent d’une partie de notre acuité visuelle. Rééduquer notre regard par notre vie intérieure pour voir plus et mieux est passionnant car cette nouvelle naissance à travers ce nouveau regard nous fait grandir en humanité. Si nous sommes fixés sur notre ego, ne nous vient même pas à l’idée de soulager leur souffrance. Nous nous coupons de l’amour et serons donc jugés sur l’absence d’amour. Mais ce qui ne faut pas oublier, c’est que nous serons jugés sur l’amour par l’Amour. Sinon quelle contradiction ! Oui, nous serons jugés sur l’amour par l’Amour, c’est dire que ce que Jésus nous dit avec force, c’est que l’ouverture à l’autre, la compassion est essentiel dans nos vies. Si nous ne vivons as cette dimension d’ouverture, nous sommes « un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante ». Le bonheur de se relier, le bonheur d’aimer, est alors hors de notre portée. C’est un vrai enfermement, un vrai enfer ! Alors de quel côté sommes-nous ? Du côté des caprins ou des ovins ? Est-ce si tranché au couteau ? Où est la frontière ? Il s’agit de comportements et non d’individus. Il n’y a pas d’un côté ceux qui agissent pour soulager la misère du monde et de l’autre les indifférents au malheur des autres. La ligne de frontière passe par notre cœur. Certaines facettes de nos vies sont sur une bonne voie. D’autres restent à convertir. Nous sommes à la fois bénis et maudits, ou pour reprendre les termes des béatitudes heureux ou malheureux. De quel bonheur, de quel malheur s’agit-il? « Heureux »: c’est le bonheur de la remise en question, du déplacement. « Malheureux » », c’est la rupture avec ce qu’il y a d’essentiel en nous notre capacité à aimer. Jésus nous provoque à la conversion.

Saint Jean de Matha est l’exemple même de celui qui prend conscience avec une grande acuité de l’importance de voir, d’affronter et de soulager la misère et en particulier ceux qui sont le plus au loin. L’époque de Saint Jean de Matha est marquée par la confrontation violente entre chrétienté et Islam. Jean, enfant, a été troublé par ce que l’on racontait des croisades, des razzias, des enlèvements sur la mer. La vallée de l’Ubaye n’a pas été épargnée. Très souvent les Maures tel qu’on les appelait à l’époque, s’infiltraient dans la vallée et enlevaient pour la rançon qui, un père, une mère, un fils, une fille, qui un époux, une épouse qui, un ami, un cousin. Personne n’était épargné. Alors, pour les victimes, tout basculait : l’horreur s’invitait pour celui qui avait été enlevé et un immense chagrin pour les proches qui savaient ce qui les attendait. 

Comment sortir de cette tragédie ? Racheter les captifs ! Aux captifs, la liberté !

Combien ça coûte un être humain. Pour Jean chaque être humain a un prix inestimable, celui de l’Amour du Christ. Sa mission sera de répondre au désir du Christ d’envoyer des religieux trinitaires en Afrique du Nord libérer les Captifs de leurs geôles. Oui mais comment ? Ils feront la route vers ceux qui souffrent de captivité avilissante, eux-mêmes désarmés, montés sur des ânes et non des chevaux, prêts à mourir comme le Christ ou à être enfermés à leur tour, en échange d’un prisonnier. Les « frères aux ânes » tels qu’on les surnomment amènent avec eux une rançon. Saint Jean de Matha fondera la première ONG. Une bulle d’Innocent III, exempte les frères de payer les péages sur les routes et les ponts. Les templiers ont inventé les lettres de change. De commanderie en commanderie, les fonds seront acheminés à bon port. Puis surviennent les interminables pourparlers où se joue comme aux jeux du « chat et de la souris » la libération du chrétien emprisonné. Parfois, tout semble bloqué et à la dernière minute un don inespéré vient ouvrir les portes de la geôle et souvent à l’invocation de Notre Dame du bon remède, représentée dans la tradition de l’Ordre avec une bourse qui tombe à point nommé

Nous sommes créés pour la relation, pour aimer. Oui mais pourquoi la priorité accordée aux captifs ? Parce que la pauvreté des captifs touche le cœur de Dieu. Christ Ressuscité touche désormais l’humanité jusqu’en sa misère. C’est le Christ illuminé, en gloire que contemplera Saint Jean de Matha, lors de sa vision au cours de sa première messe. Combien est présent dans la foi de Saint Jean de Matha, le Christ humilié, souffrant, marginalisé de Jésus sur la croix ! Deux aspects du même visage, celui du Christ, à Gethsémani, sur la Croix d’une part et le visage lumineux qui apparaitra à St Jean de Matha lors de sa vision. Comment, sans en être écartelé, contempler et concilier la défiguration sur la Croix et le Christ en gloire ? Comment percevoir sur le visage du Christ humilié la lumière du Christ en gloire? Si par grâce, il nous est donné de concilier ces deux visages, alors notre propre regard sur nos défigurations, les nôtres et celles du monde en sortira bouleversé. Passer de la contemplation du visage du Christ en gloire au visage du Christ en croix, nous permet de traverser le scandale du mal qui peut nous faire tomber dans la désespérance ou dans une révolte destructrice. La grâce reçue dans le creuset de cette contemplation rend capable de traverser la souffrance jusqu’à entrer peu à peu dans une véritable union à Dieu, fondée sur la foi, l’espérance et l’amour. 

Amour nécessaire mais quel amour ? Celui qui jaillit du cœur de Dieu, du cœur de la Trinité.

Bmg