Ce dimanche met face à face deux camps, celui des impies et celui des justes. Il y a ceux qui vivent la droiture, la paix et la miséricorde. Il y a ceux qui pensent rivalités, conflits, convoitise et instinct (Lettre de saint Jacques). Sur leur chemin, les impies rencontrent le juste qui, par sa seule existence, est un reproche vivant à leur conduite (Livre de la Sagesse). Par sa manière de vivre et le rappel de ses convictions, le juste remet les impies en cause constamment. La meilleure manière de se tranquilliser, c’est donc de l’éliminer : « Traquons le juste puisqu’il nous gêne. » (2. 16) Jésus, dans l’Evangile, ne fait pas d’antagonisme. Il accueille tous ceux qui s’ouvrent à Lui, quelle que soit leur difficulté. La Passion du Christ n’est pas d’abord une leçon de morale mais la révélation d’un amour fou qui tient le cap jusqu’à la croix. La Passion de Jésus est bien la Passion du Juste (Sagesse 2. 18 à 20). Il est le Juste par excellence. Au pied de la Croix, c’est ce que reconnaît le centurion, selon l’expression rapportée par saint Luc : « Sûrement, c’est homme était un juste. » (Luc 23. 47) Plus que le Juste par excellence, Il est Dieu. Si on l’ampute de sa dimension divine et de ses relations substantielles avec les deux autres personnes divines, Il est comme maudit sur le bois de la Croix. Bien sûr, dans son humanité, le Christ a dû lutter dans cette confrontation avec le mal. Il a visité dans cette épreuve un sentiment d’abandon vécu par tant d’hommes dans l’histoire de l’humanité. C’est le cri de Jésus sur la croix : « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus vrai Dieu et vrai homme apprend de nous le malheur et il nous fait passer du malheur au divin. C’est dans le malheur qu’il vient nous chercher par amour. L’injustice ne doit pas être obstacle à l’amour. Aimer malgré l’injustice, c’est l’enjeu et il est d’importance, surtout s’il on le relie à la passion. Le seul cœur humain capable de résister à l’injustice et de continuer à aimer, c’est le cœur humano-divin du Christ sur La Croix. La compassion du Christ se révèle à un tel point d’incandescence que le malheur est définitivement vaincu par l’amour. Il nous reste à accueillir cette victoire dans notre manière de vivre, dans la relation aux autres. Notre esprit fonctionne la plupart du temps sur un mode dualiste. Nous classons rapidement les gens dans des catégories ami/ pas ami. Quand on creuse la façon dont on classe, on découvre qu’est ami, celui ou celle qui nous apporte de l’agrément et ennemi celui qui nous apporte du désagrément. Nous savons prendre soin de la relation de ceux qui nous font du bien mais pour les autres, ceux qui ne nous font pas du bien ? Il est possible de sortir de ce dualisme ami/pas ami. Le chiffre trois dans la relation peut amener à une juste relation. Dans la relation à l’autre, un « je » parle à un « tu ». Pour reprendre l’expression de Lévinas, entre les deux sujets de la relation, il y a un « il ». Quel est cet il, cet autre ? On peut l’appeler l’altérité, c’est à dire le mystère de l’autre, l’autre existe dans son mystère. Le « je » vers un « tu » a besoin du tiers, le tiers, c’est le mystère infiniment respectueux de l’autre que je ne peux réduire à ce qui m’est utile. Être trois, c’est l’antidote à la confusion, à l’emprise et à la toute-puissance. Pour nous chrétien, ce « Il », c’est l’amour de Dieu. L’accueil de l’autre, pas-amis compris change car notre regard peut alors se recevoir de celui même de Dieu et nous ne réduisons plus les pas-amis à leur comportement ou à ce qui nous dérange chez eux. L’autre est un mystère. Que savons-nous de ce qui a marqué sa vie ? Si l’on a un peu de compassion pour l’autre mais aussi pour soi, on sort du dualisme ami/pas ami. Même notre regard sur nous-même est souvent marqué par ce dualisme, tantôt dans une illusion d’être le centre du monde, tantôt dans la mésestime de soi.
Marie que j’accompagne depuis dix ans sait bien cela. Elle est championne en résilience. Elle me livre par courriel ses peurs, peur d’aimer et de se laisser aimer, peur viscérale qui l’empêche de construire sa vie au niveau affectif. A cause de sa blessure d’abandon qui n’a cessé de se répéter toute sa vie, elle est paralysée par la peur. Je vous livre quelques récents courriels que je lui ai envoyés : « Tu as mis le doigt sur un mécanisme inconscient qui te met dans des situations impossibles. Ton gendarme intérieure est tellement despotique que tu pratiques l’art du pied de nez. Dépasse le gendarme intérieur et va dans la profondeur de ton être explorer l’amour de Dieu. Pour Lui, pas besoin de pied de nez, juste une paisible confiance. N’aie pas peur de lui. Laisse-toi aimer et réparer par lui. Quel bonheur de se laisser aimer !
Dieu craque d’amour pour toi. Tu as peur qu’il t’abandonne, qu’il te juge et te condamne. Alors tu mets entre toi et lui un espace de sécurité. Encore une fois laisse toi aimer et ne fuis plus dans des espaces impossibles ». Dans ces mots que je lui adresse, j’imagine son enfant intérieur installé dans sa mémoire dont la peur résonne encore en elle et je m’adresse à l’adulte qui peut apaiser son enfant intérieur. La notion d’enfant intérieur est une clef intéressante pour alléger les peurs. Quand j’ai rencontré Rémi, il avait dix ans d’abstinence d’alcool. Mais toujours ce paradoxe non résolu, comme une injonction paradoxale qu’il se faisait à lui-même. « Je ne veux plus avoir quoique que ce soit à faire avec mes parents. » Pourtant, à chaque fois qu’il les a au téléphone, il ne peut s’empêcher de se mettre en colère. C’est un appel à reconnaître les préjudices qu’il a subi et une demande de réparation. Cette demande est irrecevable pour ses parents, incapables de comprendre. L’enfant intérieur en Rémi, crie la souffrance du manque d’amour. Tant que Rémi réclame de ses parents ce qu’il n’a pas reçu enfant, il n’est pas libre, il obéit à une injonction intérieure profondément engrammé en son inconscient. Il n’est pas libre de construire sa vie. C’est sa volonté blessée qui exige réparation, c’est cette même volonté déchaînée qui l’avait emmené dans la toxicomanie alcoolique. Dans la prière Dieu est invité à assouplir ce qui s’est endurci, à illuminer ce qui a été assombri, à ouvrir ce qui a pu se fermer, à consoler ce qui est encore douloureux. Un acte de foi qui se fonde sur la délicatesse et la bienveillance de Dieu est posé par celui qui prie. Nous mettons toute une vie pour accepter que Dieu nous aime infiniment mieux que l’ont fait nos parents! Pourquoi ne pas, dès maintenant, accueillir dans la foi Celui qui jamais ne désespère de nous, mais qui, bien au contraire, nous révèle la merveille que nous sommes à ses yeux? Reconnaitre nos ténèbres et accueillir notre ombre est un travail de lucidité et d’humilité, c’est un vrai travail, un travail coûteux car un travail sur soi. Exposer notre ombre à la lumière est un acte de confiance. C’est alors que, sous le regard illuminateur de Dieu, l’ombre se met à resplendir des couleurs de l’arc en ciel, signe de l’Alliance entre Dieu et les hommes. Mettre des mots sur ce qui nous fait mal, sur le mal que nous faisons, ouvrir tout cela à la lumière de Dieu, c’est passer des ténèbres à la lumière. L’Autre qui est Dieu, l’altérité la plus radicale est le lieu même où se transfigure tout ce que j’ai reconnu, nommé et offert au Seigneur. C’est une véritable transfiguration, œuvre de Dieu, véritable alchimie divine qui transforme le plomb de nos lourdeurs en or, cet or qui est la sainteté que Dieu veut pour chacun d’entre nous. Qu’il est grand ce mystère!
bmg