Nietzsche disait qu’il croirait en Dieu le jour où les chrétiens auront « des gueules de ressuscités ». Nous fêtons la Résurrection du Christ, alors faut-il avoir des gueules de ressuscités ? Oui, sauf que cela ne se commande pas. C’est vrai que les apôtres sont passés de la peur à l’assurance que Dieu donne mais non pas à la force des poignets. Serrant les poings, serrant les mâchoires, arriverions-nous à avoir des « gueules de ressuscités » ? Nous aurions plutôt l’air crispés. C’est en ouvrant les mains à un don, celui du Ressuscité qui livre l’Esprit Saint que nous pouvons entrer dans le mouvement même de la Résurrection. Peut-être que cela se voit sur nos visages mais peut-être pas. Cela ne veut pas dire que l’Esprit Saint n’agit pas au plus profond du cœur et parfois malgré la tristesse qui semble avoir tout envahi. Dieu donne paix et joie, paix et joie ressenties ou non. On peut voir sur le visage de Marie-Madeleine la lumière qui est le signe de ce passage de la tristesse à la joie de la Résurrection. Mais nous qui n’avons pas vu le Ressuscité, comment entrer dans le mouvement de la Résurrection ? Paul non plus n’a pas rencontré le Ressuscité comme Marie-Madeleine l’a rencontré, comme les disciples l’ont rencontré. Certes sur le chemin de Damas, le Christ lui est apparu mais est-ce la même chose ? La grande différence, c’est que Paul ne l’a pas vu mais entendu « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Il a vu une grande lumière mais pas le visage du Christ. Il n’a pas croisé son regard, il n’a pas partagé un repas. Entre l’apparition aux disciples et l’apparition à Paul, il y a l’ascension. Christ est maintenant dans la gloire du Père. Il y a donc un « avant et un après » l’ascension. Deux types d’apparitions, celles aux disciples et celle à Paul du Christ en gloire. A quoi servent les nombreuses apparitions aux disciples lors de cette entre-deux, entre résurrection et ascension ? A chaque apparition, le Ressuscité institue des témoins de la Résurrection. Voici comment Paul en parle dans la lettre aux Corinthiens : « Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j’ai moi-même reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures, et il fut mis au tombeau ; il est ressuscité le troisième jour conformément aux Écritures, il est apparu à Pierre, puis aux Douze ; ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart sont encore vivants, et quelques-uns sont endormis dans la mort. » Pourquoi Paul précise « certains sont encore vivants ?» Ce qui est sous-entendu, c’est « allez leur demander ce qu’ils ont vu ». C’est très important pour notre foi, d’avoir établi que Jésus ressuscité est bien le même que le Jésus qui a marché avec ses disciples sur les routes de Galilée, a été livré, a été crucifié, et est maintenant ressuscité. Ressuscité, Christ reste le verbe incarné. Il montre ses plaies, il mange avec ses disciples, les accompagne dans leur pêche en Galilée. Avant de partir vers son Père, dans la mémoire des disciples, Jésus inscrit, comme dans le marbre, une incontournable certitude : Le crucifié, c’est le Ressuscité. Il est ressuscité corps et âme, même s’il n’apparaît pas encore totalement dans la gloire du Père. Son corps, qui est bien celui du crucifié, sera à l’ascension pleinement corps de lumière. C’est ce corps de gloire qu’a entrevu Saint Paul sur le chemin de Damas.
D’autre part, lors de ces apparitions aux disciples d’Emmaüs ou autres apôtres, Jésus insiste sur la cohérence entre l’évènement du Christ Ressuscité et l’Écriture. « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait, qu’il ressusciterait d’entre les morts le troisième jour ». Christ avant sa Passion et sa Résurrection avait souvent fait cette annonce « il faut que le Christ soit livré… » Cette expression peut être pris à contre-sens car il est difficile sans la foi de comprendre de quelle nature est cette nécessité ? Comment en effet reconnaître que le Messie doit souffrir et être mis à mort, alors qu’on attend de lui la cessation de nos maux et la gloire d’un royaume terrestre rétabli ? Non pas une fatalité ni une réparation pour apaiser le courroux du Père, non pas « c’était écrit, programmé » mais la nécessité d’une visitation du mal, du malheur de tout homme par Dieu lui-même. Christ veut nous libérer de la souffrance. Pour cela, il consent à la prendre sur Lui pour nous en extraire. Christ l’assume par Amour de son Père et par Amour pour nous. C’est la cohérence du dessin bienveillant de l’Amour divin, c’est la nécessité de l’Amour. Pour nous en persuader, Il nous faut lire et entendre avec précision ces paroles de Jésus : « Il fallait que le Christ souffrît pour entrer dans sa gloire. » Le Dieu d’amour et de pardon ne pouvait qu’aller jusqu’au bout de l’amour et du pardon. Pour nous entraîner au-delà de la mort, dans la lumière de la Résurrection, il fallait qu’il traverse lui-même la mort. Pour nous apprendre à surmonter la haine avec la seule force de l’amour, il fallait qu’il affronte lui-même la haine et la dérision. Pour inaugurer l’humanité qui connaît le Père, il fallait qu’il vienne nous révéler le vrai visage de Dieu sur un visage d’homme : « Qui m’a vu a vu le Père ». Ce scandale de la croix qui est sagesse de Dieu exprime la pensée et la pédagogie de Dieu. Le détour par la croix, pour qu’arrive la gloire de Dieu, est peut-être surprenant. Il n’est pas un changement de la part de Dieu. Il n’est pas un échec de Dieu. Dieu assume toutes les limites et de toutes les conséquences de la liberté humaine. Si nous lisons la Loi de Moïse, les prophètes et les psaumes selon le sens divin de la Bible, nous y voyons clairement s’inscrire la figure du Juste persécuté et du Serviteur souffrant (Isaïe 53). L’offrande de la Vie du Christ est source de bénédiction, sa mort consentie comme chemin de vie, se trouvent maintes et maintes fois exprimées dans l’Eucharistie pour le monde. En Jésus, tout est « accompli ». Il reste que cela soit accompli en nos vies. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de l’Eucharistie. Le lien entre la Résurrection du Christ et notre propre vie est essentiel à la compréhension du monde tel qu’il est et en particulier dans son côté inaccompli, toujours en souffrance. Je parlais l’autre jour avec un biologiste athée. Il me disait son incompréhension quant à la manière dont le virus dont nous souffrons en ce moment s’adapte à toutes les parades que nous lui opposons. Cet organisme rudimentaire anticipe, mute, s’arrange pour donner la mort, c’est pour lui une question vitale. Au-delà de la précarité de ce pauvre organisme une intelligence mortifère émane de lui, intelligence qui le transcende. Le biologiste me disait : « je refuse de croire que c’est Dieu, alors je l’ai effacé de ma vie. Je suis athée par respect pour Dieu ». Quelle grandeur de vue dans ce paradoxe ! « Moi aussi je suis athée d’un tel Dieu pervers, lui ai-je répondu ». Si Dieu est sans idée du mal comme dit Saint Thomas, alors comment comprendre le scandale du mal. La victoire du Ressuscité, c’est la victoire de Dieu sur toutes les forces du mal dont Il n’est pas la cause. Je revendique l’Innocence de Dieu. Sa victoire sur le mal est pour nous, pour ce monde en souffrance. Si le monde se coupe de cette victoire, il est vulnérable aux forces de mort. Le remède contre le mal c’est la victoire du Christ sur la mort. Accueillons cette victoire comme une onction en nos cœurs, en ce monde qui souffre d’asphyxie. Que ce monde puisse comprendre que notre respiration, c’est celle de Dieu, son souffle, son Esprit. Je rapporte pour finir une anecdote du cardinal Martini. Il raconte l’histoire d’un adolescent qui, sous le prétexte de se confesser, déballe une litanie d’obscénités. Le vieux prêtre l’écoute et lui dit : « va sur le parvis. Au-dessus du porche, tu verras une grande croix. Regarde-la bien, puis fais un bras d’honneur en criant ‘je m’en fous ! ’ » Surpris, le jeune homme sort, regarde l’immense croix, le Christ en croix. Il esquisse un geste, cherche ses mots, mais sa gorge se noue. Il ressent alors un bouleversement intérieur, il se sent aimé comme jamais. Dans son cœur, il a reconnu Jésus et d’un seul coup , lui remet sa vie. Le cardinal demande : « Vous vous demandez peut-être comment je sais que cette histoire est vraie. Et bien, cet adolescent, c’était moi ! »
bmg