L’évangile de Jean comporte deux grandes parties : le livre des signes (chapitres 1 à 12) et le livre de la Gloire (chapitres 13 à 21), gloire voulant dire rayonnement de l’Amour divin. L’épisode évangélique de ce jour se situe à l’articulation de ces deux parties. L’Heure de Jésus c’est celle de sa Passion, de sa glorification qui approche. (cf. Jn 13, 1)  Déjà Jésus prépare ses diciples à quelque chose qu’ils ne comprendront qu’après la résurrection. Ce qu’Il dit est une pierre d’attente pour la mission d’évangélisation qu’ils auront à vivre plus tard. C’est le sens de cette phrase un peu sybilique « Qui aime sa vie la perd  ». Nous sommes en plein paradoxe évangélique : aimer sa vie conduit à la mort alors que vivre sa propre vie comme peu essentielle est le chemin de la vie éternelle.  « Qui se détache de sa vie en ce monde la gardera pour la vie éternelle. » Comment peut-on mettre en garde contre l’amour de sa vie ? L’instinct de vie, aimer la vie, n’est-ce pas un signe de vitalité et de bonne santé ?  Comment peut-on inviter à mettre à distance sa propre vie pour une vie autre ? Pour répondre à cette question, il est important de comprendre ce que veut dire se détacher de sa vie. Se détacher de sa vie, ce n’est pas la mépriser mais la mettre suffisamment à distance afin de lui trouver un sens. Le sens c’est vivre pour l’Autre ( l’Autre avec un grand A et l’autre avec un petit a). L’oubli de soi pour l’Autre, c’est tout le contraire du narcissisme, c est une sortie de soi pour rencontrer en vérité l’Autre. Se détacher de sa vie, c’est la mettre au service de l’Autre, au service de plus que soi-même. Faire de la place à autre chose que soi-même,  laisser traverser sa propre vie par un au-delà de soi pour plus que soi.  Croyant ou non, cette sagesse est universelle.

Permettez-moi un témoignage personnel avant ma conversion alors que j’étais un mécréant. « C’est la nuit, au bord d’un voilier, je suis à la barre, tout est calme, de très bons amis dorment dans les couchettes à l’intérieur du bateau. Les étoiles scintillent et je suis heureux. Je ressens les respirations toutes proches de Catherine, une amie, Michel, un ami d’enfance surdoué de la voile, de René un autre ami. Nous allons vers les îles anglo-normandes et le monde m’appartient.  Je tiens fermement la barre concentrée sur le cap à tenir. Brusquement le ciel étoilé, si pur m’appelle. Aspiré vers le haut, une question se fraie un passage dans mon esprit. Un bien grand mot me vient dans le cœur, le mot transcendance. L’athée que je suis ne le comprend que d’un point de vue philosophique. C’était avant ma conversion fulgurante dans un monastère trappiste quelques temps après. Par où ce mot est-il passée, quel détour a-t-il emprunté pour me toucher spirituellement ? Comme une prise de conscience fulgurante, m’apparaît alors l’origine et la finalité de tout être humain : exister face à une grandeur infinie ressentie au cœur même d’un bonheur si pur, si simple, d’aimer et d’être aimé. Le Ciel étoilé et mes amis tout proches, tout est dit.

Permettez-moi de vous faire part d’une autre expérience spirituelle, longtemps après ma conversion. Ce sont deux expériences spirituelles, apparamment semblables mais très différentes dans le fond. Chercher à comprendre ce qui s’est déplacé dans ces deux expériences, c’est prendre conscience d’un passage, celui d’une spiritualité marquée par l’athéisme à une spiritualité ancrée dans l’incarnation. Dans la deuxième expérience, j’avais accepté que le Verbe se soit fait chair. Je vivais alors les exercices de Saint Ignace à Penbo’ch en Bretagne. Voilà les quelques mots que j’avais jeté alors sur le papier. « Je marche dans le parc. La nuit, sans être noire, ne permet pas de voir le chemin qui conduit à la mer. Mes pieds me servent de boussole. A chaque pas, mon attention se porte vers le contact répété entre chair et terre. Deux sentiments se mêlent en moi. D’une part, j’entends l’appel de la mer qui m’ouvre l’horizon vers le large. D’autre part, je ressens cette exquise sensation d’exister, planté en cet instant comme si l’Eternité venait faire irruption au cœur du temps en ce moment de grâce. La mer est pleine. L’odeur du goémon et d’autres odeurs moins reconnaissables portées par le vent viennent fouetter mon visage. Ce contact réveille cette sensation d’appartenir à la terre. Je prends alors conscience que ma vie est posée, que mon souffle est réalité dans cette confrontation au grand large. Je vis pleinement cet instant mais réalisant en même temps qu’il pourrait être le dernier. Comment accepter de quitter cette présence au monde si consistante, si dense, si imbriquée à cette terre, à cette vie ? Quel déchirement ! La réponse ne tarde pas, une pensée me traverse le cœur, elle s’impose à moi : « Ton Dieu sait tout cela. Ce qu’Il t’a donné, Il ne te l’arrachera pas. Tu auras toujours cette sensation, cette vibration de l’existence, ce corps à corps avec l’univers. Ce qui t’attend, c’est la terre et le Ciel. La terre au Ciel, c’est cette terre dans la lumière de Dieu, chair transfigurée par l’Amour ».

L’image du grain de blé éclaire-t-il ce passage que Dieu m’a permis de faire après ma conversion ? Oui, car elle ajoute l’idée de fécondité : “porter beaucoup de fruit” puis, à propos de la mort de Jésus, “attirer tous les hommes”. De quelle fécondité s’agit-il ? On pourrait la qualifier de divine. Cette image du grain de blé est l’esquisse d’une réponse de Dieu à l’angoisse de mort. Dans la graine un germe, dans la semence éternelle qu’est le Verbe un germe capable de transpercer la mort, un germe d’Eternité. La fécondité dont il s’agit ici dans cette image du blé jeté en terre vient du Ciel et féconde notre terre. C’est enfoui mais combien réel ! Une chose est de lire dans le ciel étoilé une ouverture à l’invisible, une autre est d’entrer en dialogue avec cet invisible, d’en récolter les fruits, d’en vivre et d’en faire vivre les autres. C’est le Christ, le Verbe incarné, qui est ce contact qui nous fait signe pour que nous « accédions à la plénitude de l’intelligence dans toute sa richesse, et à la vraie connaissance du mystère de Dieu. Ce mystère, c’est le Christ, en qui se trouvent cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » Colossiens (1, 24 – 2, 3).

Contrairement aux trois autres, l’évangile selon saint Jean ne raconte pas l’épisode de Gethsémani mais certains traits de cet épisode se retrouvent dans l’évangile de ce dimanche, à commencer par un même climat dramatique. C’est l’approche de l’Heure où le Prince de ce monde va être “jugé” et “jeté dehors”. ” Dans l’évangile de Mathieu, l’évangéliste raconte la souffrance inouïe de Jésus avec une grande justesse. Jean, lui, se contente de suggérer ce bouleversement : “Mon âme est bouleversée » La phrase de Saint Jean « Père, sauve-moi de cette heure” trouve son équivalent dans les synoptiques dans le cri de Jésus angoissé « Que cette coupe s’éloigne de moi ». » Pour les synoptiques comme dans le récit johanique, la nature humaine de Jésus proclame que le mal est un scandale insupportable et en particulier le mal qui s’abat sur l’innocence. Jean raconte le consentement à la volonté du Père par cette phrase « Mais non! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! » La voix du Père confirme cette acceptation de Jésus portant la souffrance du monde. « Alors, du ciel vint une voix qui disait : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore.» Pour les synoptiques, la phrase “non pas ma volonté mais ta volonté » décrit le consentement de Jésus à la volonté du Père. Les quatre évangélistes, à leur manière,  décrivent un ajustement de Jésus entre sa nature humaine et sa nature divine. La volonté humaine et la volonté divine de Jésus s’ajustent, s’harmonisent alors .

Gethsémani, c’est Dieu livrée au creux de l’angoisse et de la souffrance. C’est le lieu où toute souffrance innocente est visité par Dieu lui-même. Le Christ accepte pleinement par amour de vivre l’absurdité de la souffrance pour lui donner un sens. Comment peut-on donner un sens à la souffrance ? Seul Le divin peut le faire. Quand le divin touche la blessure humaine que Jésus vivra pour nous à Gethsémani, les mots peuvent être posés comme une mise à distance. « Que cette coupe s’éloigne de moi ». Ces mots jaillissent de la souffrance innocente et disent l’absurdité de la défiguration qu’elle provoque. Dans un deuxième temps, après avoir vécu l’angoisse, la volonté humaine du Christ dans un arrachement douloureux s’ajuste à sa volonté divine. « Père non pas ma volonté mais ta volonté ! « Se résout alors dans ce feu de l’amour divin, le paradoxe du scandale du mal et de l’éternel Innocence de Dieu. Dieu, sans complicité avec le mal, assume l’absurdité de la souffrance au cœur même de la pâte humaine et lui donne son sens, l’Amour. Les fruits de la Croix, du don de soi jusqu’au paroxysme de l’Amour, c’est la résurrection.

C‘est ce que nous fêterons à Pâques. Nous proclamerons qu’Il est ressuscité, qu’Il est vraiment ressuscité !

bmg