Juste avant ce passage de l’évangile de Jean, Jésus enseigne Nicodème ce docteur de la loi si érudit :
« Amen, amen, je te le dis : à moins de naître d’en haut, on ne peut voir le royaume de Dieu. » … « Amen, amen, je te le dis : personne, à moins de naître de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair ; ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il vous faut naître d’en haut. Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit. »
Nicodème sera du côté de Jésus dans l’expérience humiliante de la Passion et de la Résurrection. Ce faisant, il comprendra le sens de la croix. Dieu épouse l’humanité jusque dans sa fragilité qu’Il assume. On ne connaît véritablement le projet d’amour de Dieu sur l’humanité que par l’Esprit Saint. Seul l’Esprit Saint peut ouvrir notre esprit au sens de la croix. Seul l’Esprit Saint nous rend capable de comprendre que la croix est l’expression d’un amour fou. C’est le verset 1 du chapitre 13 qui l’explique. « Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, mit un paroxysme à son amour en les aimant jusqu’à l’extrême de l’amour. »
Le passage de l’évangile de Jean de ce dimanche le dit grâce à une image qui vient du temps de l’Exode, celle du serpent d’airain. « …Des serpents brûlants mordirent le peuple, et il mourut beaucoup de gens en Israël. » (Nb 21,6). Quand Moïse a prié, Dieu l’a exaucé « Le Seigneur dit à Moïse : “Fais-toi un serpent brûlant et place-le sur une perche ; quiconque a été mordu et le verra restera en vie.” Moïse fit un serpent de bronze et le plaça sur la perche ; si quelqu’un était mordu par un serpent et regardait le serpent de bronze, il restait en vie. » (Nb 21,8-9). Le serpent, qui était une image de mort, est devenu un symbole de vie.
Saint Augustin commente l’interprétation de Jésus sur le récit du serpent d’airain : « « La morsure du serpent donne la mort, la mort du Seigneur donne la vie. On regarde le serpent pour que le serpent n’ait aucun pouvoir. » Le serpent d’airain, c’est le Christ élevé sur la croix.
Le serpent de la Genèse est vaincu. Dans la Genèse, le serpent a séduit le premier couple humain en stimulant son orgueil. Il l’a incité à manger le fruit défendu en déclarant : « Dieu sait que le jour où vous en mangerez… vous serez comme des dieux. » (Gn 3,5). Le serpent détourne un vrai désir. Ce vrai désir, les pères apostoliques l’ont appelé la divinisation de l’homme. « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » dit Saint Irénée. Le récit de la Genèse nous rappelle que le défi premier posé à chacun de nous concerne notre désir à vouloir être Dieu. Mais comment ? Dans le lien de confiance à Dieu ou dans le soupçon d’un Dieu qui se défend de l’homme, l’homme capable, en mangeant de l’arbre du bien ou du mal, à se faire Dieu : ouvrir les mains pour accueillir le don de sa propre divinisation dans la relation d’intimité avec Dieu ou serrer les poings et les mâchoires pour se faire Dieu. Au fond de chaque humain se trouve un petit tyran qui souhaite que les choses et les personnes lui appartiennent. Le narcissisme, l’orgueil, la convoitise, la volonté de puissance… sont des déclinaisons de notre désir d’être Dieu.
Dans l’épître aux Philippiens, la croix est l’aboutissement d’un mouvement d’abaissement du Christ qui était Dieu et qui est devenu un homme, un serviteur, et même un crucifié. La croix est le signe d’un Dieu qui renonce à sa divinité pour habiter notre humanité pour l’épouser jusque dans son mal. (Phi 2,6-11). Non pour la laisser dans son malheur mais pour l’en arracher par sa victoire sur la mort dans le mouvement même de la Résurrection.
Dans son désir d’être Dieu, l’humain croise le chemin d’un Dieu qui est devenu humain. Si pour nous, un Dieu a été crucifié, alors nous n’avons plus besoin de devenir Dieu par nous-même, car le chemin a été parcouru. Dieu nous visite pour que nous soyons vraiment enfant de Dieu, c’est cela la divinisation de l’homme. Être intime avec Dieu jusque dans notre malheur. La croix nous visite jusque dans notre mal.
Voilà le témoignage d’Isabelle que j’ai accompagnée dans le moment le plus horrible de sa vie. Sa fille a été violée et tuée. Je l’ai accompagnée dans l’extrême douleur d’un passage qu’elle a finalement réussi à faire. Elle a pu de l’enfer offrir au Ciel son inexistence. Isabelle n’est plus que mère blessée, mère avortée de force, déchiquetée, désarticulée, pantin désarmée, livrée à une colère terriblement stérile. Être mère et enfanter la mort subie, quoi de plus douloureux! C’est dans cette douleur qu’Isabelle a donné la vie. Voilà ce qu’Isabelle a écrit quelques temps après l’assassinat de sa fille: « Chloé, ma fille est morte assassinée. Horreur, frayeur, sidération…aucun mot ne sera assez puissant ni assez juste pour décrire le choc que ce fut. Et pourtant, au-delà du gouffre de souffrance et d’angoisse qui s’ouvrait à moi, j’ai découvert, sur le chemin de conversion empruntée, des peurs d’un tout autre ordre, de ces peurs qui vous envahissent quand l’inconnu se présente fortuitement à vous. Dans un premier temps certes, j’ai accusé Dieu le Père d’être le premier responsable de la disparition de ma fille. En perdant Chloé, j’avais déjà perdu plus que ma vie, Il me fallait perdre plus encore pour l’offrir au Vivant, à Dieu lui-même, c’est-à-dire me dépouiller de tous mes vêtements de mère. Vers quel précipice, J’allais? Dans quel abîme, plus profond encore, allais-je sombrer? Et c’est toute tremblante que je suis venue la déposer au pied de la crèche, en ce premier Noël qui a suivi sa disparition… Dieu n’a pas ouvert un gouffre sous mes pieds, bien au contraire, il m’a ouvert tout grand son cœur…en un indicible cœur à cœur ». Cela n’a pas effacé sa souffrance mais celle-ci a pris une autre orientation, elle a trouvé du sens, non que le mal ait du sens en soi mais il peut nous permettre de naître d’en haut comme dit Jésus à Nicodème. C’est là l’œuvre de l’Esprit Saint. Il faut du temps pour que le miracle de la mise en mots et de l’offrande à la lumière se fasse, même si, sur ce chemin, des grains de lumière nous sont donnés pour faire notre pain eucharistique. Confions à Dieu pour qu’Il le consacre le fruit de notre travail intérieur. C’est ce qu’a fait Isabelle: tout mettre à la lumière pour que tout devienne lumière, en particulier la souffrance de ne plus être mère en acte, de n’être mère que dans une chair blessée. Tout ce qui est reconnu, nommé, offert à la lumière ouvre à plus que soi. C’est une véritable transfiguration, véritable alchimie qui transforme le plomb des souffrances en or. Notre âme le sait dans le secret de notre cœur et c’est ce que nous avons à vivre, sûrement moins tragiquement certes, mais réellement dans cette Eucharistie.
bmg