Jésus prononce une phrase qui a fait couler beaucoup d’encre : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. » Jésus lui repproche-t-il d’être active ? Y-aurait-il des tâches moins essentielles que d’autre ? Le travail manuel n’aurait-il aucune lettre de noblesse ? Le Père Yves Plourde avait du mal avec ce texte. Pendant vingt ans, il a fait tourner le couvent seul. Il était à la fois Marthe et Marie. Ce texte, il ne le comprenait pas. Il se troublait à l’idée d’être longtemps au pied de Jésus. « Qui alors ferait cuire la soupe ? » Il me mettait au défi de répondre à cette question. Je lui citais alors la formule de Matthieu (Mt 6,33). « Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît.» Pour lui, cette phrase de l’Écriture ne répondait pas du tout à la question. « Ce n’est pas ce genre de formule qui fera cuire ma soupe, m’avait-il répondu ». Jésus ne demande pas à Marthe d’arrêter ce qu’elle fait. Il lui demande d’intégrer son activité dans ce que nous appelons aujourd’hui, une échelle des valeurs. Il connaît la valeur de l’accueil et de la délicatesse familiale, fraternelle ou amicale qu’exprime le repas. Chacun peut librement parler avec des gestes, des attitudes, des activités qui expriment ce qui vient du plus profond de leur cœur. Les deux femmes accueillent le Seigneur en lui donnant toute leur attention : Marthe, pour bien le recevoir, Marie, pour ne rien perdre de sa parole. On ne peut pas dire que l’une est active, l’autre passive ; toutes deux ne sont occupées que de lui. Dans la première partie du récit, le Seigneur parle. On ne nous dit pas le contenu de son discours : on sait seulement que Marie, dans l’attitude du disciple qui se laisse instruire (cf Is 50), boit ses paroles. Il y a l’actif, il y a le contemplatif. Marthe s’exprime mieux dans la préparation d’un bon repas. Ce que Jésus demande à Marthe, c’est de mesurer le sens de son activisme pour qu’il ne devienne ni une attitude contraire à l’amour envers sa sœur, ni un obstacle fondamental à ce qui est la découverte de l’autre. Me vient une question. Pourquoi Marthe n’est pas venu chuchoter à l’oreille de sa sœur : « chère sœur, je ne suis pas sûr d’y arriver, je me suis laissé déborder. Peux-tu m’aider ? » Elle s’adresse à Jésus et non à sa sœur : « « Seigneur, cela ne te fait rien ?… ». Il y a comme une contagion de l’énervement de Marthe. Le reproche de Jésus porte là-dessus : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. » Jésus semble lui dire Marthe, calme-toi, tu t’inquiètes de ce qui n’est pas l’essentiel… le Maître veut appeler au discernement de ce qui est « la meilleure part », c’est-à-dire l’attitude la plus essentielle qu’il attend de ses disciples. Marie, au pied de Jésus a une attitude de disciple. A l’époque de Jésus, un disciple d’un Rabbi est forcément un homme. Heureusement que Jésus n’a pas renvoyer Marie aux casseroles. Il proclame ainsi qu’une femme peut-être un disciple. D’autre part, comme juif, il ne méprise aucunement le travail manuel, lui le fils du charpentier. Dans le monde sémitique, chacun se doit de travailler de ses mains. Saint Paul dont le métier est tisseur de tente revendiquera son autonomie grâce à son travail. Contrairement au monde grec, la conception sémitique intègre le corps comme essentiel. Marie et Marthe feront chacune leur propre chemin à partir de leur singularité : l’une est plus dans l’action, l’autre dans une compréhension qui passe par la parole. L’amitié avec Jésus va leur permettre de grandir dans la connaissance d’elles-mêmes, des autres et de Dieu. A la mort de Lazarre, elles feront la preuve d’une grande humanité. D’abord, la mise en mots de leur souffrance. Toutes deux, elles adressent à Jésus la même phrase : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort ». Marthe et Marie ont compris que Jésus est la vie. Cependant, le contraste est frappant entre les deux sœurs. Marthe, apprenant l’arrivée de Jésus, s’était empressée de partir à sa rencontre. Marthe a entendu le message du Christ. Tous ces moments passés avec lui, lui ont ouverts les yeux. Toute active qu’elle est, elle a les mots : “Oui, Seigneur, je le crois : tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde”. » Marthe a entendu Jésus dans la plus profondeur de son être. Marie, elle, était restée à la maison, accablée par son deuil. Marthe, en présence de Jésus, avait d’emblée reconnu que, «maintenant encore », Dieu pouvait exaucer la prière qui monterait vers lui ; Marie, en présence de Jésus, n’envisage pas cette possibilité : Jésus n’a pas été là à temps, et maintenant c’est trop tard, Lazare est mort, il n’y a plus rien à faire, il n’y a plus qu’à pleurer. Seules les larmes sont parfois capables de dire, d’exprimer, à l’extérieur ce qui se vit à l’intérieur. La blessure est si profonde, tellement douloureuse qu’elle secrète un poison qu’il faut chasser, expulser à l’extérieur. C’est la fonction des larmes quand c’est possible. Ernest Hello a pu l’exprimer ainsi : « les larmes disent des secrets que la parole ne peut dire ». Quelle va être la réaction de Jésus ? Va-t-il reprocher à Marie de ne pas manifester la même confiance que Marthe ? Non, Marie est entendue dans sa singularité, jusque que dans son corps, jusque dns son psychisme, aucun reproche, mais bien plutôt une compassion extrême envers cette femme pleurant à ses pieds : « Jésus, en son esprit, fut saisi d’émotion, il fut bouleversé ». Les mots sont très forts : Jésus a été saisi aux entrailles, rejoignant Marie dans l’épreuve de son deuil, confronté comme elle à l’absence d’un être cher, au drame de la séparation, à la présence tragique de la mort. Marthe a entendu, Marie est entendue. Nous avons là un résumé de la vie de disciple du Christ : entendre et faire confiance que nous sommes entendus. Pas seulement dans la dimension spirituelle de notre être mais dans tout notre être, corps, âme et esprit, c’est l’Esprit Saint qui nous le fait comprendre. L’Esprit Saint qui nous est donné et d’une manière éminente dans l’Eucharistie fait grandir en nous la capacité d’entendre et la confiance que nous sommes entendus. « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi je le ressusciterai ». Manducation spirituelle, à prendre comme réalité de l’amour de Dieu qui se donne à manger et qui se donne à boire. Manger la chair, boire le sang sont des expressions liées au corps : pas question de butiner dans l’azur, de s’envoler dans les éthers conceptuels de notre mental. Ce qui est visé, c’est une rencontre au cœur de l’incarnation entre l’Esprit de Dieu et notre propre esprit dans le centre de notre âme jusque dans notre corps. Quoi de plus concret, de plus corporel mais aussi, quoi de plus spirituel !
Bmg