L’Evangile ne promeut pas une paix à bon marché. Non, tout le monde n’est pas bon et gentil et même dans l’Église. Tout groupe humain a à affronter des conflits. D’une façon spécifique l’Église est particulièrement concernée. La charité elle-même est un combat contre toutes les formes de ténèbres qui subsistent au cœur de l’homme et dans la société. Tout au début de ma vie sacerdotale, j’ai été confronté à cette dure réalité d’un groupe particulièrement marqué par les ténèbres. Ma première mission a été d’être aumônier à la prison psychiatrique de Château-Thierry. Dieu présent et agissant en prison n’a pas abandonné ce milieu dit « infréquentable ». Pourquoi s’occupe-t-Il des bourreaux? Ne faudrait-il pas mieux qu’Il s’occupe des victimes? Réhumaniser les bourreaux qui souvent ont été des victimes pour éviter d’autres victimes, n’est -ce pas important? Lors d’une de ses crises maniaques, David avait tout cassé dans sa cellule. Dix gardiens avaient été nécessaires pour le maîtriser et l’emmener au cachot, appelé « mitard ».
Il m’avait été impossible d’en franchir la porte que le brigadier-chef refusait d’ouvrir. A travers le judas, David, à ma grande surprise, m’a demandé et a reçu le sacrement de réconciliation. Peu de temps après, je lui apportai la communion. Au moment où je lui donnai la communion, une prise de conscience, comme un flash. Je me suis rappelé qu’avant de comparaître devant Pilate, le Christ avait été enfermé dans un mitard et qu’il continuait à plonger dans nos mitards, particulièrement celui de David, dans ce cul de basse-fosse certes mais plus encore dans cette psychologie troublée. David sortait de ses crises non seulement grâce aux médicaments mais aussi grâce à sa vie spirituelle et notamment sacramentelle.
David n’a plus rien, sinon cette porte qu’il a trouvée au fond de lui, ce sanctuaire inviolable qui lui permet de garder le sens, de ne pas être livré au chaos de son désordre psychologique. David est un cas extrême: grande intelligence, intuition spirituelle étonnante et une telle fragilité que rien n’a de sens sinon survivre et, pour cela, il s’appuie sur son intuition spirituelle. La porte de la vie intérieure qu’il a trouvée et qu’il ouvre parfois lui donne accès à un supplément d’être d’où surgissent des forces capables de cohérence. Au fond de son mitard, au cours de ses crises, au cœur de son incohérence psychologique, il s’oriente et trouve le sens. Le prophète Jérémie, homme de Dieu, figure du Christ a été jeté dans une fosse, dans les ténèbres. Il préfigure l’œuvre de salut que Dieu en Christ accomplira. Dans sa Passion et dans sa Résurrection, Christ a été librement confronté aux forces du Mal et les a vaincues.
Comme il l’a dit lui-même le Christ « est venu jeter un feu sur la terre » (cf. Lc 12, 49). Ce feu est celui de son amour brûlant pour le Père et pour les hommes. Un feu qui ne détruit pas. Le feu divin éclaire et se propage en transformant ce qu’il touche en lui. Beau symbole pour parler de l’Amour. L’amour divin est lumière spirituelle, il nous lave de nos péchés et il se communique aux autres en les touchant. L’amour engendre l’amour et se propage ainsi. On peut dire qu’il y a essentiellement deux aspects : un aspect de lumière et un aspect de force, une force purificatrice et transformatrice. Nos actions sont faites pour être divinement lumineuses et divinement fortes. Le rayonnement de l’amour touche à la fois l’esprit et le cœur. On a besoin de voir des personnes lumineuses qui laissent transparaître Dieu. On a besoin d’être en contact avec des personnes d’où sort une force, des personnes qui nous purifient, nous vivifient, nous « rechargent ». « Toute la foule cherchait à toucher le Christ, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous » (Lc 6, 19).
De leur cœur coule un fleuve d’eau vive et « là où cette eau pénètre, elle assainit, et la vie se développe partout où va le torrent » (Ez 47, 9). Pour reprendre les expressions du cardinal Ratzinger : « Nous avons besoin d’hommes dont l’esprit soit illuminé par la lumière de Dieu et à qui Dieu ouvre le cœur, de sorte que leur esprit puisse parler à l’esprit des autres et que leur cœur puisse ouvrir le cœur des autres. Il n’y a qu’à travers des hommes touchés par Dieu que Dieu peut revenir chez les hommes. » (Conférence sur l’Europe dans la crise de la culture pour la remise du prix Saint Benoît à Subiaco, le 1er avril 2005). Que de travail sur soi et communautaire pour laisser agir Dieu ! Le « vivre-ensemble » centré sur le Christ est libérant et guérissant. L’originalité de cette thérapie, c’est qu’elle est spirituelle. C’est le Christ lui-même qui est le thérapeute, moyennant des médiations. Avec notre consentement, Il nous emmène dans un chemin de simplicité, de transformation profonde de notre cœur. Ce chemin de conversion passe par nos communautés. Quelle communauté ?
Celle qu’on idéalise ou la communauté réelle dans laquelle on vit : famille, communauté religieuse, communauté d’engagement, communauté paroissiale, d’Église …Dietrich Bonhoeffer dans son livre « de la vie communautaire » a des paroles percutantes et éclairantes : « premièrement, la communauté chrétienne n’est pas un idéal mais une réalité donnée par Dieu et, secondement, la fraternité chrétienne est une réalité pneumatique et non psychique ». Bonhoeffer rattache la réalité pneumatique à l’action de l’Esprit Saint, dans le sens paulinien du terme. Saint Paul oppose le Pneuma à la sarcx, la chair. Ce que Bonhoeffer nomme réalité psychique ne concerne pas ce que nous rattachons communément au psychisme, dans les démarches empiriques de psychologie et de psychothérapie. Ce qu’il nomme réalité psychique, c’est la chair qui ne se reçoit que d’elle-même, c’est le moi sans alliance avec l’intériorité et la Transcendance.
Une communauté composée d' »égos sans alliance » est une communauté livrée à la chair. Une communauté pneumatique est une communauté qui non seulement se reçoit de l’Esprit Saint mais qui a renoncé à l’illusion d’une communauté idéale. Renoncer à l’idéalisation de toute communauté, c’est accepter de se recevoir d’une autre perfection que de l’illusoire perfection humaine, mais plutôt de la perfection qui vient de la dynamique du Pneuma. La réalité pneumatique se fonde sur la Parole de Dieu révélée en Jésus-Christ, sur les grâces qu’Il a laissées à l’Église. Par contre, la réalité psychique ne se reçoit que des « égos » qui la composent et basée sur les désirs opaques du cœur de l’homme.
Le passage vers une communauté plus pneumatique se fait à travers un chemin de consentement au réel (des-idéalisation), de simplification (la confrontation à l’autre m’invite à arrondir les angles comme les galets qui s’entrechoquent sous l’effet de la mer), de purification de l’affectif, d’humilité. Tout cela se fait souvent dans une souffrance comparable à celle de l’accouchement. Accoucher d’une plus grande liberté intérieure, d’une plus grande capacité à aimer, accoucher de la vie profonde ne peut se faire que dans le souffle du Pneuma. C’est ce dont toutes les communautés qui se disent chrétiennes sont invitées à vivre : L’Eucharistie est le lieu source, sommet de la vie chrétienne pour cette transformation, guérison, simplification de nos cœurs et de nos vies, au cœur de nos communautés.
Bmg