On peut comparer la traversée de nos vies sur cette terre à ce qu’a pu vivre le peuple hébreux dans le désert. C’est vrai que notre vie n’est pas un long fleuve tranquille. Il y a des moments de bonheur, des projets vers l’avenir qui donne un élan de vie mais aussi des épreuves, des moments d’incompréhension et parfois même de désespoir. Notre bonheur c’est la sollicitude de Dieu qui nous accompagne, qui nous fait traverser la mer rouge à pied sec et qui nous indique une direction. Les béatitudes nous orientent vers la terre promise et nous donne non seulement une vision sur l’avenir mais aussi une nourriture pour le temps présent. Nous avons tellement besoin d’un élan de vie ! Mais comment survivre dans le désert en attendant cette terre promise ? Prenons une image. On peut traverser le désert de Tunisie à pied pourtant l’eau que l’on peut emporter n’est pas suffisante. Les bédouins vous remettent une carte avec les points d’eau. C’est un ami prêtre qui a fait cette traversée qui me l’a racontée. Le point d’eau indiqué sur la carte n’est en fait qu’un endroit comme les autres dans une immensité de sable. Et oui, il faut creuser. Pour les béatitudes, il faut creuser et croire qu’en dessous, il y a de l’eau. Au début vous ne voyez que sable sec. Quelle joie et c’est quand vous commencez à ne plus y croire, quelle joie quand le sable que vous creusez devient humide. Quelques timides bouillons sabloneux arrivent. Vous êtes sauvés, vous allez pouvoir tamiser et vous désaltérer. Vous avez trouvé un peu du royaume des cieux. Les béatitudes sont des points d’eau sur une carte. Cette carte nous est donnée  dans la rencontre avec la sollicitude de Dieu. L’eau qui nous est donnée, c’est la vie divine. Il nous faut creuser au cœur même de notre vie pour recevoir douceur, pauvreté de cœur, la consolation dans la détresse, la faim et la soif de justice, la miséricorde et la paix de Dieu. Le bonheur des béatitudes est à chercher en Dieu, dans la foi. Jésus vient solennellement de proclamer les béatitudes. Ce matin là, Jésus avait vu arrivé une foule considérable. Il avait prié toute la nuit. Encore tout ébloui de son dialogue avec le Père, il allait proclamer bien haut ce qu’il portait dans le secret de son cœur. Un événement d’une portée incalculable s’est produit du côté de Dieu. Librement, gracieusement, Dieu s’est approché des hommes. Ce que célèbrent les béatitudes, c’est le bonheur de Dieu de communiquer son propre bonheur. Ce n’est pas l’homme qui s’est appoché de Dieu, c’est Dieu qui s’est approché de l’homme. C’est gratuit. La preuve, c’est que Dieu va en premier vers les plus démunis, vers ceux qui ne peuvent payer en retour. L’amour gratuit de Dieu, voilà la source des béatitudes. Cet amour ne reste pas enfermé dans un sanctuaire, il a pour nature de se communiquer, de transformer en profondeur les cœurs, de libérer de l’égoïsme, du retour sur soi, des velléités de puissance et de possession. Bref. c’est cet amour là qui construit la communion. La version des béatitudes de Saint Luc est plus tranchée et plus dure que celle proclamée par Mathieu. Dans l’évangile de Luc, Jésus ne dit pas seulement heureux les pauvres, heureux ceux qui ont faim, heureux ceux qui pleurent, il ajoute malheureux les riches, ceux qui sont repus, ceux qui rient.  Alors pourquoi assombrir le tableau avec ce mot malheur répété quatre fois qui est comme en écho au mot heureux proclamé aussi quatre fois. Ces quatre mots stigmatisant les riches, les repus, les rieurs dans la deuxième partie du texte de Luc sont choquants. Regardons les temps qu’utilise Luc pour ceux qui sont heureux mais aussi pour ceux qui sont annoncés comme bientôt malheureux. La première béatitude est au présent, au présent parce que ce bonheur à recevoir, c’est dans ce petit laboratoire  de l’amour qu’est notre terre. Le bonheur pour ceux qui sont dans la liste des heureux, c’est déjà maintenant. Toutes les autres béatitudes sont à venir parce que ce bonheur ne sera en plénitude que quand nous serons réunis dans son amour, quand nous le verrons face à face. Quant aux malheureux, la pseudo-consolation des repus est aussi au présent, le reste est au futur. Un bonheur fragile pour les repus mais le malheur dans l’avenir. Le malheur proclamé par Jésus, est plus une tristesse, celle de Jésus, pour celui qui se fourvoie, pour celui qui se trompe. En fait c’est une tristesse de compassion. On pourrait traduire « malheureux » par le petit mot « hélas ». « Hélas vous, les riches,car vous avez votre consolation ! Hélas vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim ! Hélas vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez ! Hélas pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous ! C’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. » Ce mot « malheur » décrit aussi la tristesse de celui qui est repu, qui ne peut plus se déplacer, qui s’est enfermé dans son ego à tel point qu’il a effacé l’autre. Le bonheur de se relier, le bonheur d’aimer, est alors hors de portée. Malheureux ! Comme souvent dans les interpellations parfois musclées de Jésus, pas question d’une frontière entre les bons et les méchants. Il s’agit plus de comportements que d’individus. Il n y a pas d’un côté les pauvres et de l’autre les riches. La ligne de frontière passe par notre cœur. Certaines facettes de nos vies sont sur une bonne voie. D’autres restent à convertir. Nous sommes à la fois heureux et malheureux. De quel bonheur, de quel malheur s’agit il? Heureux: c’est le bonheur de la remise en question, du déplacement. D’ailleurs Chouraqui traduit « heureux » par en marche. (un mot qui est aujourd’hui connoté autrement)

Le déplacement auquel Jésus nous invite, c‘est marcher vers la source, et c’est ce qui nous rend plus humains. Quant au malheur, Jérémie en parle avec des mots plus durs, plus rugueux « maudit soit celui qui ne s’appuie pas sur le Seigneur, qui ne s’appuie que sur ses propres forces, misant sa sécurité sur des stratégies ». C’est le cas du roi Sédécias qui n’a compté que sur ses manœuvres diplomatiques et sur sa force militaire. Il n’a récolté qu’échecs, massacres, humiliations pour lui et son peuple. Il a abandonné la source d’eau vive pour se construire des citernes de pierres fissurées qui ne retiennent pas l’eau. Cette théologie, nous en avons expérimenté la véracité. A chaque fois que nous avons ouvert notre cœur à plus grand que nous-même, que nous nous sommes déplacés vers la source d’eau vive, nous en avons vu tous les bienfaits. 

Pour entrer en intimité avec Dieu, impossible d’être gavé de soi. Une certaine pauvreté prédispose à cette rencontre. L’intimité avec Dieu, c’est la réponse à toutes nos interpellations, tous nos pourquoi. Jusqu’au creux de la souffrance, de l’épreuve, Dieu agit par une discrète onction de l’Esprit saint, il nous livre un bonheur qui vient du cœur même de Dieu. Un bonheur peu sensible, plutôt une force, une solidité qui nous permet de traverser l’épreuve.

Notre terre ensemencée par l’amour de Dieu éclatera comme fleurit le désert dans un bonheur inouï quand nous le verrons face à face.

Bmg