Les disciples sont inquiets, ils ont peur. Tant d’événements menacent Jésus et la petite troupe qu’ils forment. Cette ambiance est remarquablement traduite dans le film des « hommes et des Dieux » de Xavier Beauvois qui met en scène des moines affrontés à une situation angoissante dans les années 1990. Huit moines cisterciens français vivent au cœur de l’Atlas algérien, en parfaite entente avec leurs frères musulmans dans le village de Tibhirine. La terreur s’installe dans la région après le massacre d’un groupe de travailleurs étrangers par le GIA (Groupe islamique armé). Au plus fort de la tension, juste avant d’être enlevés et tués, le frère Luc, interprété par Michaël Lonsdale arrive à table avec une bouteille de vin en contradiction totale avec la règle.

L’intention du frère Luc, c’est de fêter le jeudi saint complètement en décalage avec le temps liturgique. Or c’est la veille de leur enlèvement, symboliquement donc la veille du Vendredi saint. Tous les visages rayonnent de joie mais aussi de gravité. Les yeux brillent de profondes amitiés pour les uns et les autres. J’ai été profondément touché par cette scène : scène douloureuse de joie et d’arrachement. Tout est juste. Ce que le réalisateur décrit, c’est l’espérance au creux de l’angoisse. La scène de l’Evangile de ce jour décrit avec sobriété et justesse le paradoxe de joie et de peine intimement mêlées dans cette parenthèse avant le drame de la Passion. Les apôtres sont réunis pour la Pâque rassemblés autour de Jésus. L’un deux s’apprête à trahir le « maître » qui se met à genoux devant ses douze apôtres. Le Christ Jésus de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu…il s’est abaissé. »

Jésus prend la condition de l’esclave et passe auprès des apôtres pour leur laver les pieds. Les apôtres sont choqués, mais n’osent pas broncher. Christ sait ce qui habite le cœur de chacun. Il sait que Judas a déjà le dessein de le vendre. Il lui lave les pieds. Il sait que les autres vont le renier, à commencer par Pierre, ils vont fuir et l’abandonner. Il lave les pieds de chacun. L’Amour de Dieu dévoilé dans le geste de Jésus au lavement des pieds, va jusqu’à toucher la blessure de chacun des apôtres : l’extrême frustration de Judas, le rêve de toute-puissance de Pierre qui n’envisage pas une seconde que le Messie puisse être humilié. Pour Pierre, laisser son maître lui laver les pieds, est un scandale. Dans son refus de se laisser laver les pieds, Pierre va dire tout haut ce que les autres pensent tout bas ! « Seigneur, ce n’est pas à toi de nous laver les pieds, c’est à nous de le faire, toi, tu es le Seigneur, les serviteurs, c’est nous ! »

Jésus va le remettre à sa place comme il l’a fait à Césarée de Philippe : « si je ne te lave pas les pieds, tu n’auras pas de part avec moi. » Autrement dit : si tu ne me laisses pas faire, tu ne pourras pas être près de moi. Ce que Jésus veut dire à Pierre et à tous ses disciples : « Ne craignez pas, la grandeur de Dieu peut bien s’unir à vous, êtres fragiles car l’amour peut tout. Pierre laisse-toi aimer ! » La résistance de Pierre n’anticipe-t-elle pas la déroute et la dispersion des disciples lors de la passion ?

« C’est dans ses blessures que nous sommes guéris », à condition de consentir à ce que cet Amour puisse guérir, libérer. Christ désire d’un grand désir nous rejoindre là où notre liberté est entravée. Le texte de l’évangile décrit l’insistance de Jésus pour laver les pieds des apôtres. Pourquoi ce focus sur les pieds ? l’apôtre Pierre continue à résister : « alors, Seigneur, pas seulement les pieds mais aussi les mains et la tête ». « Vous avez déjà été purifiés », voilà la réponse de Jésus. En quoi les apôtres ont-ils été purifiés. Ce qui est guérissant, libérateur, c’est leur intimité partagée avec Jésus, consentie par tous mais refusée par Judas. Alors pourquoi l’insistance sur les pieds ? Le « Maître » et « Seigneur » est libre, suffisamment libre pour plonger jusqu’aux pieds.

C’est bien sûr l’abaissement du Christ Jésus qui a pris notre condition humaine jusqu’à la croix. Mais l’insistance sur les pieds est aussi invitation au déplacement. Les apôtres devront encore parcourir beaucoup de chemin pour accepter que Dieu sauve par l’humiliation et la mort du Christ, le maître qu’ils ont suivi. Quel déplacement intérieur que de faire coïncider deux figures du Messie : celle du Fils d’homme annoncé par le prophète Daniel, venant du Ciel dans la lumière inaugurer les temps messianiques et la figure du serviteur souffrant humilié et emmené à l’abattoir. Christ est à la fois le serviteur souffrant et le Fils de l’homme. Quel chemin intérieur pour réaliser que le Maître et Seigneur Jésus-Christ est aussi le serviteur souffrant.

De sa passion jaillit la Résurrection. L’expérience pascale, bien qu’annoncée par Jésus lui-même est hors de portée d’une réelle compréhension des apôtres. Que le lavement des pieds annonce la Passion, que le commentaire de Jésus qui suit le lavement des pieds est invitation à donner sa vie, ils le comprendront plus tard dans un déplacement qu’ils ne peuvent pas encore concevoir. Les disciples auront à parcourir le monde pour annoncer la bonne nouvelle qui les habite. Ils iront au bout du monde connu de l’époque. Jésus lave les pieds de ceux qui sont destinés à être les marcheurs de Dieu ! Ils portent la Parole de Dieu. Jésus lave même les pieds de Judas. Que ne s’est-il pas repenti !

Cette histoire est la nôtre ? L’Amour du Christ, c’est l’Amour qui est en Dieu-Trinité, l’Amour-Agapê, capable en Christ d’épouser notre humanité, d’aimer jusqu’à l’extrême de l’Amour, jusqu’en ce qui nous abime, nous détruit, à savoir le mal qui s’attaque à la beauté et à l’innocence de ce monde. Seule, l’Innocence de Dieu peut restaurer la beauté en l’humain. N’avons-nous pas été baptisés pour la plupart ? Ne sommes-nous pas des marcheurs de Dieu à la suite du Christ sur nos propres chemins ? Nous sommes capables de petites et grandes trahisons, petites ou grandes lâchetés, jalousies, mesquineries ou rancœurs… mais aussi capables d’amour, de joie, de partage, d’amitié, nous sommes capables de servir les autres, de donner notre vie goutte à goutte, pas à pas, jour après jour.

La foi en Jésus, c’est croire que Dieu nous rend capables de donner la vie. Le Christ nous laisse cette exigence. Mais le geste du Christ, ne serait qu’un geste parmi d’autres, s’il n’était pas posé au cours d’un repas. Et quel repas ! Le pain rompu et le vin partagé ne symbolisent-ils pas le corps brisé et le sang versé pour la multitude, cette vie offerte pour tous ? Nous sommes porteurs d’une parole qui se donne à voir dans le partage fraternel du pain et du vin. Voilà ce que Dieu veut. Il n’est pas un Dieu qui se garde, mais un Dieu qui se donne… et nous sommes invités à notre tour à ne pas nous garder, nous retenir, mais nous donner…

A chaque Eucharistie et particulièrement en cette messe du lavement des pieds, Christ ressuscité continue à nous laver les pieds. C’est aussi un envoi en mission : « vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns, les autres ». Le Christ a lavé les pieds de ses disciples. Le Christ a partagé avec eux le pain et le vin. Nous avons été baptisés dans la mort et la résurrection du Christ. Dans un instant reposera en nos mains le corps du Christ. Il nous donne son amour. Il nous donne sa gloire. Il nous donne tout ce qu’il est, pour qu’à notre tour, habité par l’Esprit de notre baptême, nous donnions tout ce que nous sommes, manifestant ainsi la liberté des enfants de Dieu.