Le passage de l’Evangile de Marc (Mc 7, 31-35) de ce 23 ème dimanche du temps ordinaire met en scène Jésus et un homme sourd, parlant avec difficulté. « Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, avec sa salive, lui toucha la langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit : « Effata ! », c’est-à-dire : « Ouvre-toi ! » L’expression « Effata ! », « sois ouvert, ouvre-toi ! » est riche de sens. Le sourd n’entend pas ce que lui dit Jésus. Alors pourquoi Jésus accompagne-t-il les deux gestes qu’il pose sur lui, par ce cri « Effata ! » ? À qui s’adresse Jésus? Pas d’auditeur, puisqu’il le prend à part. C’est bien au sourd qu’il s’adresse. Au delà de sa surdité, au-delà de son psychisme, la parole de Jésus « Effata », rejoint la profondeur de l’être de cet homme. Avec son consentement et son désir de rencontrer Jésus et d’être guéri, cet homme est rejoint dans le centre de son âme, là où agit la Parole du Christ. La puissance de guérison de Dieu se fait dans une étonnante intimité. Jésus met ses doigts dans les oreilles et avec sa salive lui touche la langue.
Cette Parole fait ce qu’elle dit en lui et l’ouvre à la nouveauté du Royaume que Jésus vient inaugurer. Ainsi Jésus lui donne-t-il accès à un monde nouveau, une nouvelle écoute, un nouveau regard, une parole libre de tout ce qui l’encombrait.
Dans le gémissement de Jésus, c’est la sollicitude de Dieu qui rejoint le gémissement de l’homme dans sa précarité. Dieu livre l’Esprit et rejoint l’esprit de cet homme pour le rendre libre pour qu’il puisse écouter, parler, aimer.
Qui est cet homme sinon chacun d’entre nous dans son espérance à la communion et sa difficulté à la relation ? Du fait de notre surdité, combien de fois par jour faisons-nous l’expérience d’être incapable d’entendre l’autre dans la vérité de ce qu’il veut nous dire, de ce qu’il est ?
A nous qui sommes sourds dans certains aspects de notre vie, nous est adressée cette parole : « Effata ! », « sois ouvert, ouvre-toi ! »
Au-delà de notre handicap, cette parole vient résonner en nous, dans le fond de notre être, là où le Seigneur nous rencontre. Par notre consentement, les gestes du Christ nous refaçonnent, « le lien de notre langue se dénoue. »
Quand tout est radieux, lumineux, Il est là et Il travaille en nous, avec nous.
Quand tout est bouché, quand tout s’agite, quand nous sommes plongés dans le noir de la souffrance, croire ou même vouloir croire que Dieu agit au-delà de tout ressenti, qu’Il est non seulement présent mais agissant en nous, c’est là l’expression suprême de notre liberté arrivée à un haut degré de maturité.
Dans les sacrements, Dieu livre l’Esprit et rejoint l’esprit de cet homme pour le rendre libre pour qu’il puisse écouter, parler, aimer.
C‘est pour nous, chrétiens, toute l’efficacité des sacrements : proximité physique avec le Christ, efficacité des gestes sacramentels qu’accompagne une parole et qui réalise ce qu’elle signifie.
Dieu est capable de toucher jusqu’en notre plus grande intimité notre précarité. Nous avons souvent peur de nos blessures mais la précarité est un lieu possible de vulnérabilité à la grâce, un lieu possible d’intimité avec le Seigneur. Nous ne sommes pas auto-suffisant. Quant au soupir de Jésus, il est ouverture à son Père, il est souffle sur la terre blessée de ce sourd muet. L’effata ne s’adresse pas seulement aux oreilles mais à tout l’être, terrain perméable à la grâce, capable d’accueillir le Seigneur. On entre dans la confiance, dans la relation, on est un « vivant-écoutant-parlant ».
Jésus demande de ne rien dire à personne car qui n’a pas fait l’expérience d’intimité avec le Seigneur ne peut entendre ce récit de miracle que comme une parole extérieure. Dieu ne vient pas régler d’abord les problèmes mais vise la transformation du cœur.
L’école où je travaillais avant de rentrer dans la vie religieuse était en plein centre de Paris. On m’avait confié une école de CE1 avec des enfants entendants et d’autres malentendants. Parmi eux, Philippe Leforestier. Il était sourd profond. Son père Maxime, chanteur bien connu que j’avais toujours admiré, dont les chansons avaient marqué mon adolescence, m’impressionnait. Notre première rencontre a été marquante pour moi. Je rencontrai un humaniste tellement imprégné des valeurs chrétiennes que j’en arrivais à oublier que nous n’avions pas le même référent, le même vocabulaire. Devant l’école, rue Cambon, nous devisions avec un autre parent d’élève. J’attrapai au vol le mot « esprit » que Maxime avait déposé au détour d’une phrase désignant ainsi le lieu où l’humain se reçoit dans sa dignité la plus haute. Emporté par cette fulgurance, j’osai jeter dans l’échange un mot si pesant de sens mais aussi d’ambiguïté, de malentendus qu’il coupa brutalement la conversation comme un couperet capable de séparer deux camps irréductiblement irréconciliables. Le mot « Saint » explosa alors dans notre bel échange. J’avais osé dans une école publique prononcer l’expression « Esprit Saint ». Pourtant, pour moi, c’était bien l’Esprit Saint qui s’occupait de Maxime et de son fils Philippe. C’était bien l’Esprit Saint qui permettait à Maxime d’être pour son fils « loi et amour ».
A l’occasion d’une anecdote, je comprenais ce que Maxime appelait « l’esprit » et qui permettait à l’enfant de grandir dans la bienveillance et l’exigence. J’avais appris aux enfants un chant de notre tradition culturelle, « A la claire fontaine ». Un jour Philippe me demanda s’il pouvait chanter la chanson devant toute la classe. Il m’expliqua que son père lui avait fait répéter, muni d’un casque, vibrations de percussions à l’appui. Philippe affirmai, triomphant, son bonheur de pouvoir chanter juste. J’étais très embarrassé par sa demande. Si je disais non, je piétinais le bonheur de Philippe de manifester aux autres son exploit. Si j’acceptais, Philippe, n’ayant plus ses supports qui lui permettaient de chanter juste, risquait d’être profondément humilié par les possibles rires moqueurs. Je prenais le risque, au nom de « l’esprit », de lui dire oui. Devant toute la classe, Philippe a massacré sauvagement la chanson. Je tremblais devant les réactions possibles des enfants! Mais, surprise! Pas un rire, un vrai accueil inconditionnel de la différence… de tous, pas une exception. Oui, dans les yeux de chaque enfant, je pouvais lire une bienveillance si grande que j’en étais bouleversé. Quand l’esprit et l’Esprit Saint se rencontrent, quelle sublime alchimie !
bmg