La parabole de ce jour met en scène un maître face à son gérant malhonnête. Elle parle d’injustice, celle du gérant qui vole son maître qui lui avait fait confiance. Mais aussi celle du maître qui ne condamne pas le gérant malhonnête mais, plus que cela, il félicite son habileté. C’est là la fameuse provocation que l’on trouve dans chaque parabole. La provocation d’une parabole invite toujours le lecteur au déplacement car il est troublé dans ses repères. Être honnête ? Hors sujet. La parabole s’intéresse à autre chose que l’honnêteté, cependant, elle ne fait pas l’éloge de la malhonnêteté non plus mais l’éloge de l’habileté. L’habilité pour faire de l’argent ? Jésus déplace le problème. L’argent ?
Il traite cette question à la fin du texte de Luc. Mamon, c’est l’argent, plus que l’argent, c’est l’idolâtrie de l’argent. L’idolâtrie de l’argent ou le Royaume, il faut choisir. Alors tout est clair ! « Là où est ton trésor, là est ton cœur. » Invitation à décider que le Royaume est notre trésor et à en prendre les moyens. Le Royaume, c’est l’Amour ; pas notre pauvre amour, pas celui dont nous sommes capables par nos propres forces mais l’amour dont Dieu peut nous rendre capable. La logique de l’amour, la théologique n’est pas innée en nous.
Nous avons à nous laisser enseigner ou plutôt prendre la vague de la vitalité et la créativité du Seigneur. C’est la fonction de la Parabole. Cette invitation au mouvement concerne deux niveaux de lecture de la parabole : Premier niveau, le niveau littéral. Nous l’avons dans le commentaire de Jésus. Il invite ses disciples et nous-même à faire preuve d’inventivité, de créativité, d’efficacité dans la lumière, c’est à dire dans la clarté. « Les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière.» De quelle habilité s’agit-il ? En fait l’habilité à se faire des amis.
L’injustice ne doit pas être obstacle à l’amour. Au deuxième niveau d’interprétation, c’est-à-dire théologique, Jésus parle d’une autre logique que celle des hommes. Il y a une autre justice que la justice humaine, une autre logique que celle de la justice qui réclame une réparation, une rançon, une autre logique que celle du « Il faut payer ». Une autre logique, celle de Dieu qui est la logique de l’amour. Comme le Christ et dans une infinie moindre mesure, le maître de la parabole est confronté au mal. Sa réaction n’est pas sans rapport avec celle du Christ qui lui, a dû affronter la pire injustice qui soit. La haine, l’humiliation et la mort s’abattent sur l’Innocent qu’il est.
Sans haine et dans le pardon, Christ crie vers son Père : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Dieu est relation. Ce qui constitue l’Être même de Dieu, c’est la relation. Ce qu’est Dieu, c’est la relation à l’autre, relation substantielle disent les théologiens, comme un oiseau qui ne serait que vol, dit le poète. Percevons-nous la nature divine du Christ et la qualité d’amour infinie, inconditionnelle avec son Père ? Accueillons-nous le fruit divin de cet amour qui est l’Esprit Saint ? Aimer malgré l’injustice, c’est l’enjeu et il est d’importance, surtout s’il on la relie à la passion. Le seul cœur humain capable de résister à l’injustice et de continuer à aimer, c’est le cœur humano-divin du Christ sur La Croix.
Le relationnel est mis à un point d’incandescence telle que le malheur est définitivement vaincu par l’amour. Fils de lumière sommes-nous certes mais appelés déjà maintenant à aimer ceux qui ne nous aiment pas jusqu’à apprendre des mafieux l’habilité mais sans jamais les imiter et nous compromettre avec le mal. La réparation qu’opère le Christ, c’est rétablir la capacité relationnelle de l’humanité en son sein et avec Dieu. Christ visite le malheur, plonge dans la douleur du malheureux pour y mettre joie d’aimer et d’être aimé. « Les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière. » Quelle est cette lumière si ce n’est l’Esprit Saint.
En 2004, le projet d’une pièce de théâtre a été l’occasion pour moi de faire l’expérience de cette lumière qui transfigure nos défauts en créativité et habileté et en voir la source, l’Esprit Saint. Cette pièce s’est intitulée « l’Ami Jules », écrite à partir d’échanges avec des gars de la rue et d’autres et mise en scène par Catherine Fantou-Gournay. De sa conception jusqu’à sa réalisation, le Seigneur a rassemblé dans cette aventure des personnes si différentes, si blessées parfois, des professionnels du théâtre, un avocat, des gens de la rue, des artistes, des musiciens, des religieux, des jeunes, des moins jeunes, des membres de l’Association « Aux Captifs la libération » et moi-même?
Bref, une équipe des moins homogènes ! Mais quel défi passionnant et périlleux à la fois ! Alors je me suis dit: « Voilà le laboratoire du laboratoire», laboratoire de l’amour mutuel ! » Au point de départ, un cri : « Jules est mort !». Il vient d’être tué par d’autres gars de la rue. La nouvelle se répand et la colère des amis de Jules éclate. Pendant les quatre premières scènes, les amis de Jules tentent de sortir de l’escalade de la violence en prenant progressivement conscience de la stérilité de leur propre violence.
Ils décident, plutôt que de se venger de faire la fête, à la mémoire de Jules. Pourtant dans la dernière scène, le désordre intérieur de chacun éclate en une grosse bagarre entre eux, suivie d’un temps de découragement et d’accablement. Un des personnages tente d’ouvrir une brèche : Et si Jules attendait qu’on lui donne ce que l’on a de mauvais ? C’est alors que tout bascule.
Cette proposition éclate dans les consciences comme une illumination pour une nouvelle naissance. « Je veux jeter mes vieilles loques, la peur qu’on ne m’aime pas », dit l’un. « J’ai compris, c’est le grand nettoyage de printemps », dit l’autre. Dans un grand élan du cœur, chacun, à tour de rôle, va remettre ses vieilles loques, donner ses peurs : peur de vivre, peur de mourir, peur des autres, peur de souffrir, peur de toi, Dieu… La fête est alors possible ! La pièce se termine sur cette dernière réplique : « Même une vieille clémentine bosselée, si tu la creuses autour de la mèche, que tu mets de l’huile et que tu l’allumes, elle rayonne de lumière ».
Cette phrase est, pour moi, aujourd’hui, parole de Sagesse. Oui, Christ nous libère de l’image négative que nous avons de nous-même, nous creuse, nous approfondit, nous enrichit de son Esprit pour que nous puissions rayonner sa lumière. La logique de Dieu est comme la lumière qui pénétrant les ténèbres du monde lui donne clarté et cohérence. Cette lumière nous porte sur notre chemin, nous donne la capacité de créer des chemins de lumière. Nous sommes parfois empêchés par la peur, l’égoïsme, nos velléités de toute puissance, de soif immodérée de reconnaissance. L’Esprit nous transforme, transfigure notre relation à l’argent, notre relation à l’autre. Il nous donne d’aimer comme le Christ nous a aimé.
Bmg