Le réflexe de Jacques et de Jean est de rééditer contre ces villageois la menace d’Élie au capitaine du roi Ochozias (2 R 1,12). À ce capitaine qui transmettait la consigne : « Homme de Dieu, le roi a ordonné, Descends ! ». Le prophète avait répondu : «Si je suis un homme de Dieu, qu’un feu descende du ciel et te dévore, toi et ta compagnie ! » . Jacques et Jean réagissent immédiatement au refus des Samaritains. Ils y voient un manque d’égards outrageant pour Jésus, tout comme l’outrecuidance d’Ochozias était un affront pour le prophète ; et ils proposent pour ce village inhospitalier un châtiment digne d’Élie et de son siècle de fer : « Seigneur, veux-tu que nous ordonnions au feu du ciel de descendre et de les consumer ? ». Ils veulent se servir de la puissance de Jésus pour passer en force.
Tout autre est l’attitude de Jésus, et l’Évangéliste prend bien soin de souligner le changement de style entre Élie et Jésus prophète. Jésus s’aperçoit bien que cette hostilité ne le concerne pas vraiment : les Samaritains n’en veulent pas à sa personne, mais se vengent du mépris dont ils se sentent l’objet depuis plusieurs siècles. Sereinement Jésus contourne l’obstacle et, se retournant, il réprimande les deux frères : la violence, c’était bon au temps d’Élie ; lui, Jésus, met sa puissance au service de la miséricorde. Alors qu’il s’en va mourir à Jérusalem, condamné par des membres de son peuple, il ne va pas se formaliser du mouvement d’humeur de quelques étrangers.
Jésus ne va pas là où va la violence, et il ne forcera pas l’entrée du village. Jacques et Jean, tout feu tout flammes, en « fils du tonnerre » (Mc 3,17), appellent la foudre. Jésus, lui, décide de partir pour un autre bourg.
Jacques et Jean ont tout un chemin à faire. Ils le feront à la suite du Christ qui leur fera comprendre dans le feu de l’Esprit Saint combien nous sommes aimés jusqu’à la folie, jusqu’au paroxysme de l’amour révélé sur la croix.
« Comme s’accomplissait le temps où il allait être enlevé au ciel, Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem. » C’est l’introduction du texte de ce jour.
« Le visage déterminé » traduit « il rendit son visage dur comme pierre ». C’est un lien que Luc fait avec le deuxième livre d’Isaïe (40), le troisième chant du serviteur souffrant : « Frappé, il durcit le dos, il durcit aussi son visage et son front face à ceux qui le brutalisent. Son seul appui est le Seigneur. »
Is 53 continue
« On le maltraite et lui se soumet et n’ouvre pas la bouche, semblable à l’agneau qu’on mène à la tuerie. Isaïe conclut ce quatrième chant du serviteur par cette phrase : Le juste mon serviteur justifiera beaucoup d’hommes. »
Le dessein de Dieu, c’est de libérer l’humanité à travers le sang du serviteur souffrant.
Talia en Araméen signifie agneau. Dans les langues sémitiques, chaque mot a souvent plusieurs sens. Talia veut dire aussi serviteur.
Jean et Jacques sont-ils prêt à faire coïncider deux réalités difficiles à concilier : d’une part l’agneau, le serviteur souffrant et d’autre part le Messie qui tel Elie dans sa puissance va jeter un feu sur la terre. Jésus jettera un feu sur la terre mais non comme Elie. La montée vers Jérusalem racontée par Luc crie l’urgence de la mission : Pas le temps pour des choses légitimes « enterrer son père, » « faire ses adieux aux gens de sa maison ».
A notre rythme, non plus dans l’urgence, nous avons à faire un tel travail qui, à chaque instant de notre vie, est à remettre sur le métier.
Voilà pourquoi nous devons « grandir dans le Christ », « parvenir à l’état de l’homme adulte, à la plénitude de la stature du Christ » : « Ainsi nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent. (cf. Ep 4, 13-15). Le spirituel, le véritable adulte est celui qui est capable de juger par lui-même des choses sans se laisser aliéner par la pensée dominante. Il échappe au conformisme en se rendant disponible à la lumière divine.
Il ne reste pas au niveau du mental, des idées toutes faites, mais il jouit d’une véritable perception intérieure des choses. Il est autonome en ce sens-là. Et il est fort de la vraie force : celle de suivre son chemin à la suite du Christ.
Être disciple du Christ, c’est consentir à l’amour qui transforme notre cœur. La sagesse de Dieu est folie devant les hommes. N’est-ce pas cette folie que propose Jésus à ses disciples ? Une folie que Jésus lui-même a choisie et pour laquelle il a donné sa vie.
La qualité d’amour exigée par Jésus se trouve en Dieu seul. Jésus nous demande simplement d’être à son école. Dans le chemin, à la suite du Christ, Il nous apprend l’amour ou plutôt, il transforme notre cœur pour vivre et rayonner son amour. Cette transformation du cœur est son œuvre mais elle n’opère que par notre profond assentiment, consentement et collaboration.
La grâce a été donnée non pour se substituer à l’homme, mais pour le guider à trouver en lui de quoi faire de sa blessure une offrande à soi, à l’autre et à Dieu. Quelle blessure ? Nous avons tous en nous une souffrance. Il n’y a pas besoin d’en rajouter. Tout ce qui en nous nous renvoie à notre humanité blessée mais aussi à notre péché constitue notre croix. Prendre sa croix et suivre le Christ qui monte vers Jérusalem pour porter sa propre croix est un véritable paradoxe, en effet comment quelque chose qui nous blesse peut-il donner quelque surcroît d’être ? En fait, il s’agit de consentir à « l’émondage », émondage nécessaire de la vigne pour que les sarments portent du fruit. Porter du fruit n’est-ce pas le vrai sens de l’existence, sa raison profonde, la joie pour laquelle on est prêt à tout sacrifier pour l’obtenir ? N’est-ce pas ce qui anime la patience, le courage, la persévérance des parents à l’égard de leurs enfants dont le bonheur, la joie, le plaisir sera leur bonheur ?
Combien de fois nous faisons des choses que nous n’avons pas envie de faire au nom d’une motivation qui dépasse notre ego : le devoir, le bien de l’autre, le bien commun et plus encore l’amour de Dieu. Je cite Karl Rahner : « Seul aimer Dieu nous met en face de Celui sans lequel nous serions que des consciences terrifiées par le vide radical du néant… Seul aimer Dieu nous permet de nous oublier ». Nous avons besoin de la motivation que Dieu nous donne mais pour cela, il nous faut entrer dans le mode divin, c’est-à-dire faire le passage auquel le Christ nous invite. Nous sommes des êtres de louange capable d’aimer. C’est centré sur le Christ que nous pouvons le devenir vraiment. Le Fils de Dieu s’est incarné pour faire pénétrer dans notre esprit le sens de la fraternité à large spectre, une fraternité portée jusqu’à son l’incandescence sur la croix. L’œuvre du Christ que nous avons choisi de suivre se perpétue dans le don précieux qu’il nous a laissé : l’Eucharistie.
Bmg