Il nous faut être en tenue de service et veiller.
Restez en tenue de service et gardez vos lampes allumées.
Cette parole de Jésus aux disciples est comme l’antidote, le remède à l’enfermement en soi- même. Que ce soit dans la prison des richesses que l’on ne partage pas mais aussi dans la toute-puissance, l’emprise sur l’autre, la suffisance, mais aussi la victimisation, l’isolement ou la dureté intérieure, il existe un remède : le service, symbolisé par la tenue de service, c’est l’ouverture à l’autre, le décentrement de soi, la capacité de donner, d’aimer. Le Patriarche Athënagoras a lutté toute sa vie pour ne pas tomber dans le piège de l’auto-suffisance et de l’effacement de l’autre. Voilà comment il en parle :
« La guerre la plus dure, c’est la guerre contre soi-même. Il faut arriver à se désarmer. J’ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible. Mais je suis désarmé. Je n’ai plus peur de rien, car l’amour chasse la peur. Je suis désarmé de la volonté d’avoir raison, de me justifier en qualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses. J’accepte et je partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l’on m’en présente des meilleurs, ou plutôt non, pas meilleurs, mais bons, j’accepte sans regrets. J’ai renoncé au comparatif. Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours pour moi le meilleur. C’est pourquoi je n’ai plus peur. Quand on n’a plus rien, on n’a plus peur. Si l’on se désarme, si l’on se dépossède, si l’on s’ouvre au Dieu-Homme, qui fait toutes choses nouvelles, alors, Lui, efface le mauvais passé et nous rend un temps neuf où tout est possible. »
La personnalité du patriarche était très forte. De plus il était visionnaire et comprenait les enjeux avant tout le monde. Aussi son travail intérieur a été de laisser la place à l’autre, tout en sauvegardant les intuitions les plus essentielles. Quand on lit sa prière, on se rend compte de tout le chemin parcouru. Il fait allusion au tiers, capable de le faire sortir de la relation duelle. Ce qui est recherché, c’est la relation ternaire. Pour cela un tiers, une altérité pour une juste relation est nécessaire. Pour lui le tiers, c’est l’amour. «l’amour chasse la peur, dit-il ». Mais de quel amour s’agit-il ? De l’amour du « Dieu-homme qui fait toutes choses nouvelles, précise-t-il ». Aimer dans une sorte de décentrement, certes mais persévérer dans l’amour, rester vigilant. La vigilance symbolisée par la lampe allumée est motivée, elle, par le désir du retour de celui qu’on attend, le retour de Celui que l’on espère. Le désir dont il est question n’est pas n’importe quel désir, c’est l’attente d’un événement important, vital. Il s’agit du retour des noces. Les noces, c’est Dieu qui épouse Israël, son peuple, c’est aussi Dieu qui épouse l’âme de chacun de nous. C’est également le Christ qui épouse l’Église, mais c’est ultimement le feu de l’amour trinitaire qui nous saisira, nous rendra pleinement heureux. Déjà maintenant, dans la foi, nous en avons un avant-goût. Alors oui, nous sommes des êtres ouverts à plus que nous nous-mêmes, des êtres de désir, tendus vers un bonheur qui n’est pas pleinement réalisé. La tentation est forte de baisser la garde, d’essayer d’échapper au manque par de fausses réponses : velléité de puissance, d’avoir ou de pouvoir. Or le manque métaphysique est constitutif du désir de plénitude, constitutif de l’attente eschatologique. Il en est le moteur. Le manque indique à l’homme qu’il ne vit pas pleinement encore l’infini de l’amour de Dieu, cet amour qui nous a précédés, cet amour qui nous a créés, cet amour dont nous sommes pétris, cet amour vers lequel nous allons. Le Seigneur nous invite à nous tenir dans cet espace austère et sacré, celui du manque en attente de Dieu. Ce lieu au plus profond de notre être est comme un sanctuaire, sans certitudes factices, sans réassurances à bon marché, sans réponses immédiates. C’est la Croix du Christ qui nous dit avec force que ce manque en attente d’une vie en plénitude, en attente de la Résurrection est puissance de vie. Dieu est venu, en son Christ, au plus profond de la déréliction, de l’humiliation, visiter de son amour toutes nos béances, nos blessures, nos frustrations. C’est la logique de l’amour, la logique de Dieu, la logique de la vie plus forte que la mort, de l’amour plus fort que la haine. Heureux les serviteurs que le maître trouvera en train de veiller. Pourquoi sont-ils heureux ? Parce le maître prendra la tenue de service et les servira. Ce renversement est le renversement de l’amour. C’est le lavement des pieds de Jésus à ses apôtres le jeudi saint. C’est la manière dont Dieu aime c’est le message ultime du Christ, c’est le message de la croix. Le maître prend la tenue de service pour servir, le maître librement donne sa vie sur la croix. Il aime jusqu’à l’extrême de l’amour, la folie de l’amour, jusqu’au scandale de la Croix, c’est le mot amour qui donne sens à la croix, non l’amour dont nous sommes ordinairement capables mais l’amour qu’il y a en Dieu. En Dieu, de toute Éternité, il y a l’oubli de soi pour l’Autre, l’Autre de la relation. Il y a la kénose en la Trinité. La mission du Fils, c’est de le dire dans notre humanité, non pas seulement par des discours mais en actes et en vérité. La Croix révèle l’absolu du Don, l’absolu de l’Amour qui est Dieu. La plénitude en Dieu est une plénitude d’amour, don total, kénose de l’amour. C’est de cette joie de l’amour dont exulte le Seigneur Jésus, quand il crie à son Père, je te rends grâce père d’avoir caché cela aux sages et aux savants et de l’avoir révélé aux plus petits. Seigneur nous te rendons grâce pour la joie que tu nous livres au creux même de notre attente et de nos tribulations. Donne-nous la persévérance, fais de nous des êtres de désir.
Bmg