Pour moi dans l’Evangile d’aujourd’hui, deux interrogations.

Première question :

– Est-ce bien raisonnable, cette veuve dans le temple de Jérusalem qui met toute sa vie dans son offrande au temple ?  Jésus avait commenté le geste d’offrande de la veuve mettant deux piécettes. La traduction liturgique que nous avons entendue dit : elle a pris de son indigence. La Tob traduit : « elle a pris de sa misère ». Les autres versions disent habituellement « elle a donné de sa pauvreté ». La plus juste traduction me semble être « elle a pris de son manque ». Les scribes donnent de leur superflu, elle donne de son manque. Le verset conclut : « elle a mis tout ce qu’elle avait pour vivre », le terme employé est « bios », elle donne toute sa vie. En fait, elle a mis « tout », c’est à dire « tout son rien ». N’ayant rien, elle consent à livrer l’essentiel de son être. Elle a mis « tout son tout », sa vie, tout son être jusqu’en sa vie physique ! Quand on n’a rien, n’est-ce pas folie que de tout donner ? Dieu en son temple n’a besoin de rien et le temple croule sous les richesses. Alors pourquoi ce dépouillement, alors pourquoi Jésus fait-il l’éloge de cette veuve ?

Deuxième question :

– Pourquoi cette mise en garde où Jésus invite à se méfiez des scribes hypocrites et intéressés par les biens des veuves. Comment ces scribes peuvent-ils être toxiques au point que Jésus mette publiquement les disciples en garde contre eux ?

Pour résumer, qu’elle est la logique de cette double prise de position ? Dure contre les scribes, élogieuses pour cette veuve.

Jésus observe, enseigne, commente l’attitude des uns et des autres. Ce qu’il dit n’est pas simples leçons de vie, conseils pour bien se comporter. L’enseignement de Jésus est radical, autrement dit, il enseigne une sagesse qui dépasse toute sagesse humaine. C’est sur ce plan de la Sagesse de Dieu qu’il nous faut chercher la réponse à ces deux questions. Je les rappelle : « pourquoi la générosité de cette veuve n’est pas déraisonnable ? » « Pourquoi, Jésus est aussi dur avec les scribes ? » Jésus se prépare à sa Passion.  Sa mort est imminente et son enseignement vient toucher cette question de la vie et de la mort. Les scribes hypocrites et jaloux de son autorité veulent sa mort. Ils l’ont décidé et se sont mis d’accord.  Ce qui les anime ce sont des forces de mort et c’est contre cela que Jésus met en garde. C’est comme s’il disait « gardez-vous des forces de mort qui jaillissent d’un cœur endurci. »

A contrario, ni la veuve de Sarepta, ni la veuve de Jérusalem ne sont animées par des forces de mort mais par un immense désir de vivre. Toutes deux, elles orientent leur désir de vie vers la Source de toute vie. C’est leur vision de Dieu. La veuve de Sarepta, voit dans le prophète Elie l’envoyé de Dieu. Elle entend dans les paroles d’Elie Dieu lui-même qui promet que « jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra ». Désir de mort du côté des scribes, désir de vie du côté des veuves. Combien plus, l’offrande de Jésus dans sa Passion et sa résurrection, est mouvement du cœur qui choisit la vie malgré la mort physique. Ce choix du Christ, visitant la mort pour y mettre la vie, est victoire définitive de la vie divine sur la mort. Et c’est de nos propres forces de mort qu’Il nous délivre. 

Permettez-moi de vous livrer le témoignage de Natacha. Natacha m’a dit que toute son enfance, elle avait été abusée sexuellement par son « père nourricier » qui lui disait qu’il avait le droit de le faire parce qu’elle n’était pas chrétienne. La souffrance psychologique de cette jeune femme est inimaginable. L’expérience du malheur, au sens fort du terme, dit quelque chose de l’absurdité du mal qui semble aller jusqu’à détruire l’âme. En ce sens-là, Natacha est « malheureuse ». Elle s’est prostituée et travaille maintenant dans un sex-shop de la rue St Denis en s’exhibant devant une caméra sur le réseau internet. Elle veut arrêter de se détruire et demande le baptême. Quelques temps après, elle sera baptisée, non pas seulement pour conjurer la malédiction de son enfance mais par choix véritable de la vie. C’est de la Présence de Dieu au cœur même de sa détresse dont témoigne Natacha, bafouée et salie dès sa plus petite enfance, elle dit qu’à l’intérieur même de sa douleur, Dieu est là. Sans toutefois faire disparaître cette souffrance, il lui donne de ne pas en être totalement détruite. Et c’est une véritable intimité avec Dieu qu’elle vit, aussi loin qu’elle peut s’en souvenir, elle à qui personne n’a vraiment parlé de Dieu. A un certain niveau, elle semble perdue, mais elle vit une expérience quasi-mystique. Comment comprendre cela, sinon en contemplant en Natacha, les premiers effets de la victoire de Dieu sur les forces de mort s’abattant sur l’innocence ? Même si son psychisme porte les traces des blessures infligées par ses bourreaux, même si cette violence reçue continue en elle son œuvre de destruction, même si la douleur est grande, dès maintenant, dans les profondeurs de son être, se vit déjà en Natacha la victoire de la vie sur la mort.

Je veux croire aux semences de résurrection, jetées en terre, dans le cœur de Natacha. Au creux de l’arrachement, grâce à Dieu, jaillit la résilience.

Au temps biblique, la veuve est pour ainsi dire le pauvre par définition. Elle n’a plus d’espoir, plus d’autre protecteur, en ce monde, que Dieu en personne, qui prend soin des pauvres. Pauvreté matérielle mais aussi pauvreté et solitude affectives font ensemble comme une blessure inguérissable, à travers laquelle, Dieu et la grâce se faufilent. Il y faut du temps, et c’est rarement évident du premier coup. Dieu semble avoir permis la blessure. Dieu peut sembler se dérober, il est aussi celui qui peut être perçu comme celui qui a blessé. Mais celui qui semble avoir blessé est surtout celui qui guérit. Dieu nous réconcilie avec les blessures, pour se montrer à nous avec son vrai visage d’amour guérissant et libérateur. On connaît Dieu toujours mieux avec ses blessures, et on ne le connaît vraiment bien qu’à travers sa blessure la plus personnelle, la plus profonde ; comme on ne le connaitra pour de bon qu’à travers la blessure mortelle qui nous donnera de le rejoindre. Comme Natacha, c’est à travers sa blessure, celle de son veuvage que la veuve de l’évangile a pu ressentir jusque dans ses entrailles à quel point Dieu est le seul appui, l’unique trésor, l’Ami, le Bien Aimé, l’Epoux, le Père.

Voilà ce qu’a vu Jésus dans le geste de cette veuve qui met ses deux piécettes dans le tronc.

Est posée dans ce texte la question fondamentale de la mort. Sommes-nous des êtres pour la vie ou des êtres pour la mort. Pour la vie bien sûr et malgré la mort physique. Cette veuve c’est l’illustration de la Bonne Nouvelle. Christ a vaincu la mort. Cette veuve est la figure du Christ. Comme le Christ, elle a tout donné jusqu’à la plus petite parcelle de sa vie. Combien plus le Christ qui a accompli la parfaite offrande de lui-même par amour pour nous. Comment ne pas tout lui donner ?

Bmg