Mais je vous le dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.
À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue.
René Habachi, un philosophe égyptien, ami de Maurice Zundel, m’a raconté une histoire qu’il m’a assuré être véridique. Au Caire, les bus sont bondés. Ce sont des grappes humaines. Un jeune égyptien chrétien bondit dans un de ces bus. Il bouscule au passage un autre égyptien qui lui assène une gifle retentissante. Le jeune chrétien s’adresse avec beaucoup de candeur à son agresseur en lui disant : « notre Seigneur Jésus nous a invités à tendre l’autre joue », et joignant le geste à la parole, il tend l’autre joue. Il reçoit alors une autre claque tout aussi retentissante. Comprendre d’une manière littérale l’appel de Jésus comporte des risques. Quand Jésus comparait devant le grand prêtre et qu’un soldat le frappe, il n’a pas tendu l’autre joue mais posé une question à son agresseur : « si j’ai mal parlé, en quoi j’ai mal parlé ? » Tendre l’autre joue, ce n’est pas s’exposer plus à l’agresseur mais passer à un autre niveau, en l’occurrence ici, de la violence physique à la parole, c’est ne pas entrer dans la violence de l’autre pour accueillir de Dieu une autre réponse. Quand le Christ prononce la phrase : À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue, il annonce qu’un don de Dieu est maintenant disponible pour les disciples, qu’une intervention divine en eux les rend capables de devenir infiniment plus que ce que peut réaliser la nature humaine, et c’est là l’œuvre de Dieu. Nous entrons dans la théologie de la Nouvelle Alliance, celle qui annonce la transformation de l’être humain par une intervention divine dans le cœur de l’homme par la parole et par l’Esprit. Cette puissance divine agissant dans l’homme doit l’élever au-dessus de sa condition humaine pour le faire entrer pleinement en communion avec Dieu. Être disciple du Christ, c’est consentir à l’amour qui transforme notre cœur. La sagesse de Dieu est folie devant les hommes. N’est-ce pas cette folie que propose Jésus à ses disciples? Une folie que Jésus lui-même a choisie et pour laquelle il a donné sa vie. La qualité d’amour exigée par Jésus se trouve en Dieu seul. Jésus nous demande simplement d’être à son école. Dans le chemin, à la suite du Christ, Il nous apprend l’amour ou plutôt, il transforme notre cœur pour vivre et rayonner son amour. Cette transformation du cœur est son œuvre mais elle n’opère que par notre profond assentiment, consentement et collaboration. Notre esprit fonctionne la plupart du temps sur un mode dualiste. Nous classons rapidement les gens dans des catégories ami/ pas ami. Quand on creuse la façon dont on classe, on découvre qu’est ami, celui ou celle qui nous apporte de l’agrément et ennemi celui qui nous apporte du désagrément. Nous savons prendre soin de la relation de ceux qui nous font du bien mais pour les autres, ceux qui ne nous font pas du bien ? Le « trois » dans la relation amène à une justesse relationnelle. Dans la relation à l’autre, un « je »( pronom personnel) parle à un « tu »( autre pronom personnel). Pour reprendre l’expression de Lévinas, entre les deux sujets de la relation, il y a un « il ». Quel est cet « il », cet autre? On peut l’appeler l’altérité, c’est à dire le mystère de l’autre, l’autre existe dans son mystère. Le « je » vers un « tu » a besoin du tiers, le tiers, c’est le mystère infiniment respectueux de l’autre que je ne peux réduire à ce qui m’est utile. Être trois, c’est l’antidote à la confusion, à l’emprise et à la toute-puissance. Jésus nous commande de nous ouvrir à autre chose qu’à ce dualisme ami/pas ami. Peut-être est-il utile de comprendre quel chemin il nous faut emprunter pour utilement arriver à l’amour des ennemis. Du plus proche au plus lointain.
- Mon prochain, celui qui fait partie de mon clan, premier cercle.
- Mon prochain, celui qui a besoin de moi, deuxième cercle.
- Mon prochain, celui pour qui le Christ est mort, troisième cercle.
- Mon prochain, celui pour qui le Christ est mort et qui me fait du mal : une catégorie du troisième cercle.
Du plus proche au plus lointain, du cercle le plus rapproché à l’universel, le travail est ardu. Tout d’abord, une remarque. Aimer ce n’est pas réductible à un sentiment affectif. Le Christ sur la croix ne ferme pas son cœur à ceux qui lui font violence. Cependant, Il ne dit pas « je vous aime ». Il les confie au Père et ainsi ne se ferme pas à l’amour: « Père pardonne leur ils ne savent pas ce qu’ils font ». Le cœur de Jésus, unique car de nature humano-divin, continue à aimer malgré la haine qui s’abat sur lui. L’Amour est vainqueur, la mort est vaincue. Le mal dans son principe tombe au pied de la croix, vaincu. Aimer comme cela n’est pas à portée de notre pauvre capacité d’aimer, notre pauvre amour. Mais qu’est-ce qui est à notre portée ? Quelqu’un m’agresse. Que dois-je faire ? Nommer mes émotions, les mettre à distance sans les refouler, surtout les émotions négatives. Quand la tempête semble se calmer, passer du deux au trois, au « il », s’il on veut. Qui est le troisième ? Le respect quand je prends conscience de l’immense dignité de tout homme, le respect d’un autre avenir possible pour l’agresseur et de la vocation au bonheur de l’agressé, mais surtout l’Amour de Dieu qui ne cesse d’espérer en chacun de nous. Comment se préparer à cela ? Renoncer à soi pour l’autre, renoncer à la puissance, à l’emprise, à tout ce qui peut écraser l’autre, certes, mais plus que cela : renoncer à ce que l’autre nous fasse du bien et tant mieux s’il nous en fait. Renoncer à soi pour recevoir de Dieu ce que nous sommes. Renoncer à soi suppose un chemin de lucidité sur soi, de remise en question et de travail sur soi. Il nous faut développer un « moi » suffisamment fondé et nous trouver sur le chemin d’épanouissement de soi, avant d’être en mesure de se centrer sur l’Autre, avec un grand A, Dieu lui-même. Lors du procès des présumés complices des assassins du Père Hamel, Mgr Dominique Lebrun, archevêque de Rouen a posé près de lui une étole lorsqu’il a commencé sa déposition, jeudi 17 février en fin de journée devant la cour d’assises au Palais de justice de Paris. L’étole que portait le père Jacques Hamel lors de sa dernière messe le 26 juillet 2016 à Saint-Étienne-du-Rouvray. « C’est le vêtement que le prêtre met en deux circonstances, a expliqué l’archevêque de Rouen. Quand il prend un peu de pain et dit : Ceci est mon corps livré pour vous. Et quand il dit : Je te pardonne au nom du père, du fils et du Saint-Esprit. Voilà ce qui, aujourd’hui, est dans ma tête, dans mon cœur. »
Mgr Lebrun ne s’est pas adressé directement aux accusés. Mais il a dit qu’il se sentait « lié à eux » : « En ce moment, je célèbre la messe chaque matin pour ceux qui sont en prison, afin qu’ils en sortent sans dommage, qu’ils gardent la liberté intérieure d’aimer, de ne pas être enchaîné par le mal. » Il ne s’agit pas d’un lien « irénique ». L’archevêque de Rouen n’a pas dissimulé « des nœuds difficiles à démêler dans (sa) tête ». Par exemple, « comment un croyant peut-il penser que Dieu lui demande de tuer ? » Mgr Lebrun a cité aussi les quelques klaxons de joie entendus à Saint-Étienne-du-Rouvray le soir de l’attentat. « Je dois apprendre à dialoguer avec ceux qui ont klaxonné. Je suis lié aussi à eux. » Ce procès est donc, a dit l’archevêque aux journalistes à l’issue de l’audience « un événement qui me dépasse, qui nous dépasse »…« Il faut continuer le chemin qui, pour moi, pour ma communauté, doit être un chemin d’Évangile, un chemin d’amour, un chemin de pardon. Mon pardon, il est déjà donné, ma décision est prise. Mais le procès est un chemin pour que ce pardon soit plus vrai, plus enraciné, plus constant dans mon cœur. » Sans aller jusque-là, nous aussi, combien de fois nous faisons des choses que nous n’avons pas envie de faire au nom d’une motivation qui dépasse notre ego : le devoir, le bien de l’autre, le bien commun et plus encore l’amour de Dieu. Je cite Karl Rahner : « Seul aimer Dieu nous met en face de Celui sans lequel nous serions que des consciences terrifiées par le vide radical du néant… Seul aimer Dieu nous permet de nous oublier ». Nous avons besoin de la motivation que Dieu nous donne mais pour cela, il nous faut entrer dans le mode divin, c’est-à-dire faire le passage auquel le Christ nous invite. Nous sommes des êtres de louange capable d’aimer. C’est centré sur le Christ que nous pouvons le devenir vraiment. Le Fils de Dieu s’est incarné pour faire pénétrer dans notre esprit le sens de la fraternité à large spectre. Ce n’est pas à porter de notre nature humaine.
Dans l’Eucharistie, Christ nous invite à venir puiser à la source pour aimer de l’amour dont il nous a aimés. « Aime et fais ce que tu veux, dit Saint Augustin ». « Aime, oui mais aime comme le Christ a aimé et fais ce que tu veux », serions-nous tenté de préciser.
Bmg