Il y a ce qui se voit à l’extérieur et ce qui se vit à l’intérieur. Dieu regarde d’abord ce qui se vit à l’intérieur. C’est le choix de Dieu qui appelle David à recevoir l’onction. Son critère : « Ne considère pas son apparence ni sa haute taille, car je l’ai écarté. Dieu ne regarde pas comme les hommes : les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur. » Le cœur au sens biblique du terme, c’est le lieu entre autres où l’on rencontre Dieu, c’est-à-dire le lieu de l’intériorité la plus profonde. Dans le récit de la rencontre de Jésus avec l’aveugle-né, une partie visible nous est racontée mais pour celui qui est attentif, une transformation plus enfouie du cœur profond de l’aveugle-né se laisse deviner.
Tout part d’une question : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Jésus ne donne pas une explication théologique sur la cause du mal mais le voile se lève sur la réponse de Dieu au scandale du mal. « Voyez cet aveugle ni lui, ni ses parents ont péché mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui ». Dieu agit dans le monde où le malheur semble régner. Mais que fait-il ? Pourquoi cela ne saute-t-il pas aux yeux ? Il agit dans notre intériorité pour lutter contre le mal. L’aveugle-né dont il est question dans l’évangile de St Jean est un mendiant. Saisit-il la profondeur qui est en lui ? S’il ne se voit que dans le regard des autres, comment peut-il accéder à ce qu’il est vraiment ?
Voilà ce que pense la plupart des gens : « tu es mendiant, aveugle-né. Ton étiquette, c’est « aveugle-né », obligé de mendier pour survivre, on sait où tu te places habituellement, devant la porte du temple, ce temple où tu ne peux entrer parce que ni les aveugles, ni les lépreux, ni les estropiés ne peuvent entrer dans le temple. C’est comme cela que nous te voyons et surtout ne change pas et ne nous contredit pas ». Or Jésus, sortant du temple, ne le voit pas comme cela. Comment le voit-il ? Comme celui qui va manifester les œuvres de Dieu. Ça s’est passé bizarrement pour l’aveugle-né. Est-il aveugle jusque dans sa vie intérieure ? Bien sûr que non. Tout ira vite avec Jésus. Pour que soient révélées toutes ses richesses intérieures, il manquait cette rencontre décisive qui va mettre en lumière ce qu’il est réellement. Mais avant cela un geste étrange : de la boue sur les yeux de cette aveugle comme si Dieu lui rajoutait de la cécité sur sa première cécité. C’est comme une nouvelle création mais qui passe par une nuit encore plus épaisse.
L’aveugle-né veut guérir. C’est pourquoi, il accepte ce long périple du temple à la piscine de Siloë. En pèlerinage à Jérusalem, j’ai fait le chemin, du temple à la piscine, c’est un long chemin semé d’embûches. Le faire, sans rien voir, c’est prodigieux. Pour sa guérison, la rencontre avec Jésus a été décisive mais aussi sa foi, les risques qu’il a pris, sa décision de se déplacer vers la piscine de Siloé où Jésus l’envoie. Ce déplacement physique renvoie à un autre déplacement que l’on devine dans le dialogue qui l’oppose aux autorités religieuses qui lui posent une question : « qui est celui qui t’a ouvert les yeux. » Réponse : « écoutez, vous les hommes de la foi, les hommes religieux, vous voulez savoir ce que je dis de celui qui m’a ouvert les yeux ? Je n’ai pas trop réfléchi à cette question mais maintenant que vous me posez la question, une réponse me vient. Je n’y avais pas pensé auparavant. A mon avis, c’est un prophète. Chouraqui traduit c’est un inspiré. (Plus que l’inspiration des artistes, il s’agit du Souffle même de Dieu).
C’est comme s’il disait « ce qui s’est passé entre lui et moi, c’est de la vie, de la vie qui vient de Dieu ». Il est en train de devenir croyant. Dans la deuxième rencontre avec Jésus après tous les risques qu’il a pris, l’ex-aveugle va aller encore plus loin dans la foi. Jésus a su qu’il avait été exclu par les autorités religieuses. L’ex-aveugle va enfin voir Jésus de ses yeux de chair. Jésus lui demande : « crois-tu au Fils de l’homme ? ». L’ex-aveugle ne répond pas tout de suite. « Qui est-il, Seigneur que je crois en lui ? » Le Fils de l’homme, c’est celui qui vient de changer ta vie, de te faire devenir sujet de ta vie, de ta foi. Il se prosterna devant lui. L’aveugle né voit, plus encore il croit. Quand il dit « je crois », il n’est pas simplement en train de dire : « voilà ce qui m’est arrivé, je ne voyais pas et maintenant je vois ». Maintenant, il a la joie de croire et de voir. Il est en train tranquillement de s’installer dans le cœur de sa vie intérieure. Il voit sur le mode du divin. Nous pouvons, nous aussi, apprendre de Jésus et nous laisser façonner un nouveau regard, un regard tourné plus vers les profondeurs de notre être, invitation donc à plonger en nous. Au fond de notre être, dans l’intime, nous rencontrons Dieu. L’Esprit nous conduit au plus profond de nous-mêmes. Prenons le risque de croire en la rencontre avec Jésus. Laissons-nous regarder par le Christ.
Quels sont nos lieux d’aveuglement ? Quels sont les lieux où manque la « claire-voyance » dans notre propre vie ? Voulons-nous accepter de nous reconnaître en souffrance, en demande, voulons-nous mieux voir, voir autrement ? Comment Jésus réalise les œuvres de Dieu en moi ? Comment me regarde-t-il ? Peut-être m’espère-t-il ? C’est-à-dire qu’il veut m’attirer vers le haut, vers plus d’humanité, de liberté et d’autonomie. Alors oui, je veux bien engager ma liberté pour être moi aussi acteur dans cette croissance, dans cette transformation où j’habite de plus en plus mon humanité, où je rejoins de plus en plus ce que je suis vraiment. Peut-être aussi, veut-il que par son œuvre en moi, je puisse changer mon regard sur les autres. C’est donc la prise de conscience que ma vie est un chemin d’humanité et de fraternité dans la mesure où j’accueille son regard d’espérance sur moi.
Pourquoi nous laisser regarder par Jésus qui nous rencontre dans la profondeur de notre être ? Parce qu’il nous veut du bien et qu’il va prononcer une parole de vie, une bénédiction. Il nous sait enfermés dans des cases, il nous sait affubler d’étiquettes, aveugle-né par exemple. Il nous veut libre, acteur de notre vie, capable de dire je en toute vérité, en toute liberté, dans la profondeur de notre être, là même où nous nous recueillons, où nous nous unifions intérieurement. L’être humain que nous sommes ne se suffit pas à lui-même, il est en attente d’une rencontre, celle du Christ. Avons-nous la simplicité de nous laisser regarder par le Christ comme l’aveugle ? Nous laisser regarder dans toute la profondeur de notre vie intérieure. Une chose est la vie psychologique et autre chose la vie intérieure. La vie intérieure, c’est la vie de l’Esprit sanctifiant notre vie psychologique. Il y a un plus, un au-delà, une transcendance. Dans l’Esprit Saint, notre être est librement et consciemment relié à la source de tout amour, cet amour d’où nous venons, cet amour dont nous sommes pétris, cet amour vers lequel nous allons.