Qui est mon prochain ? Jésus nous invite à passer d’une conception passive du prochain à une conception dynamique du prochain. Des savants religieux débattaient dans d’interminables discussions pour tenter d’établir la liste des prochains. L’étranger, le païen, est-il mon prochain ? Le samaritain, juif hérétique, pouvait-il figurer sur la liste ? La liste, c’est une conception passive du prochain. Jésus va faire passer le scribe qui l’interroge à une autre vision de ce qu’est mon prochain. Plus de liste, juste un mouvement, celui de l’amour qui nous presse, nous met en mouvement, nous donne le désir de nous rendre proche de l’homme qui a besoin de nous. Pour ce passage, Jésus va utiliser une parabole dont le personnage principal est un samaritain. Dans le contexte de l’époque, samaritain est une insulte, une des pires qui soient. Les bons juifs religieux qui écoutent ont le poil qui se hérisse, rien qu’à entendre ce mot. Qui plus est, quand Jésus le montre en exemple de la vraie compassion, leurs cheveux se dressent alors sur leur tête. Ce n’est par pour rien que Jésus fait du samaritain un héros. Qui est mon prochain ? Le marginal, le samaritain, va-t-on le mettre sur la liste? Est-il vraiment mon prochain ? La question devient hors-sujet puisque le samaritain est sujet et non objet de la compassion, modèle de compassion. Le Samaritain ne fait pas de liste, il a accès à ses entrailles de compassion et c’est lui qui répondra à la question : « Qui est mon prochain ? » Mon prochain, c’est celui dont je me fais proche. Jésus renverse les choses. C’est une invitation à se faire proche de celui qui a besoin de moi. Pas une recette mais une attitude intérieure. La grandeur de Dieu nous laisse à notre discernement… « Qui est mon prochain ? » devient « lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ? » Plus de liste, juste une écoute active et compassionnelle de la souffrance. D’autre part, de par son attitude, le Samaritain va dire ce qu’est l’amour du prochain. La parabole peut être lue au niveau du double commandement de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. Le prêtre et le lévite ne répondent pas aux critères de ce double commandement car ils n’honorent pas le second qui est semblable au premier. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même. »
Il y a huit ans, j’étais aumônier de l’hôpital psychiatrique de Saint Anne à Paris. La messe du dimanche rassemblait une trentaine de patients, tous en crise mais attendant beaucoup de ce moment. C’était pour eux un lieu de respiration. Pour l’homélie, j’avais repéré chez eux le désir d’être enseignés mais aussi le désir de parler et de partager sur des questions métaphysiques. Conséquence de cela, l’homélie interactive s’imposait. Mon travail, c’était d’aller chercher les fulgurances qui jaillissaient parfois de discours souvent confus et de les reprendre pour approfondir la réflexion qui devenait petit à petit méditation sur des questions touchant la vie concrète. Un dimanche, je venais de lire l’évangile, celui que nous avons ce dimanche. J’avais à peine fermé l’Évangéliaire, que jaillissait comme une interpellation teintée de colère, le cri d’une patiente : « comment voulez-vous que j’aime mon frère, je n’arrive pas à m’aimer moi-même. » C’était le moment de renvoyer la question. Tous, moi compris, avions du mal à s’aimer. Alors que faire ? Petit à petit à travers les méandres du partage que j’essayais de suivre tant bien que mal, une réflexion d’un patient vient éclaircir toutes choses. Voilà ce qu’il dit : « je comprends que je ne suis pas aimable. C’est ce que je lis dans les yeux de ceux qui ne comprennent pas la souffrance psychique. Oui je me pense comme un zéro. » Il passe sans prévenir à une prière très personnelle : «Seigneur, j’accueille de toi le juste amour pour moi-même et pour les autres » Comment ne pas rebondir sur cette intervention, je réponds : «je comprends maintenant pourquoi dans le commandement du double amour, l’amour pour Dieu que je ne vois pas ( comment aimer quelqu’un que l’on ne voit pas) est premier. Il est la source de toute amour , l’amour de soi et l’amour des autres ! » Suit alors un silence, signe d’un moment de grâce. A propos que veut dire le mot « aimer » ? Livrés à nos propres forces d’amour, nous balbutions. Nous sommes dans le dualisme de l’amour. Comme c’est difficile d’en sortir ! Qu’avons-nous tendance à faire, sinon à classer rapidement les gens dans des catégories ami/pas ami. Livré à lui-même, notre esprit fonctionne comme cela. Est ami, celui ou celle qui nous apporte de l’agrément et ennemi celui qui nous apporte du désagrément. L’invitation d’aimer du Christ, c’est son appel pressant d’aimer dans le souffle de l’Esprit Saint. Pour cela, je suis invité à emprunter un chemin d’humilité : je ne sais pas vraiment aimer. Dieu m’appelle, dans le même temps, dans un chemin d’espérance car mon pauvre souffle porté dans le souffle de l’Esprit Saint élargit en moi ma capacité d’aimer : je suis rendu capable d’aimer concrètement le Christ que je ne vois pas de mes yeux de chair et donc de dépasser les limites de mon humanité. Les textes parlent d’eux-mêmes. La loi que nous prescrit le Seigneur n’est pas au-dessus de nos forces. Il n’est pas nécessaire de la chercher loin de nous. Elle n’est ni dans les hauteurs ni dans le lointain au-delà des mers. Elle n’est pas hors d’atteinte, comme le dit le Deutéronome. Elle est là, sur le bord du chemin, nous dit Jésus par la parabole du Bon Samaritain. La Parole de Dieu est dans nos cœurs afin que nous la mettions en pratique. “Il le vit, fut saisi de pitié, lui panse ses plaies, le conduit à l’auberge et le prend en charge.” Des gestes simples qui découlent d’une manière fluide d’un cœur habité par le juste amour. Comme les pères de l’Église qui voyaient dans le bon samaritain, Jésus lui-même, il nous faut contempler dans l’Écriture comment Jésus aime.
Une autre perspective est éclairante et complémentaire. Christ est l’homme blessé qui gît sur la route. L’homme blessé sur la route, c’est Jésus jusqu’à un certain point seulement. Ce n’est pas une simple fraternité humaine qui nous relie à l’étranger, au blessé de la vie, au demandeur d’asile, à l’isolé solitaire dans un monde qui tourbillonne autour de lui. C’est le Christ qui nous attache à chacun d’eux. Cette parabole est à lire à la lumière de Mathieu 25 : « ce que vous avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait. » Le Christ vit en cet homme. Ce blessé de la route de Jéricho a été créé par Lui et pour Lui. Il subsiste en Lui. Jésus révèle que chaque fois qu’on a fait quelque chose vis à vis de l’un des plus petits parmi ses frères, c’est à Lui-même qu’on a fait cela, c’est par rapport à lui que l’on agit. Ça n’identifie pas le pauvre, le petit, avec Jésus. Attention à l’idolâtrie du pauvre. Jésus nous dit : « ces petits, avec souvent tous leurs défauts, c’est un peu moi. Alors ne touche pas à mon frère “. Jésus se déclare totalement solidaire avec ses frères, Il ne s’identifie pas avec eux ; dans un certain sens, la formule, “voir Jésus dans l’autre”, peut être trompeuse ; il ne s’agit pas de remplacer le visage du pauvre par le visage du Christ, c’est d’abord voir l’autre pour lui-même et ensuite comprendre qu’il est le frère du Christ, et entendre Jésus dire “ ce que tu lui fais, c’est à moi que tu le fais, et je le prendrai directement pour moi-même. ”Parce qu’Il a voulu se faire le dernier de tous, Christ a assumé l’écrasement de l’humanité jusqu’à la Crucifixion. C’est pour cela que ce qu’on fait à l’un de ses petits, on le fait à Jésus dans sa propre Passion, dans son propre abaissement. L’Église nous transmet la Seigneurie du Christ capable de nous rejoindre dans notre pauvreté. Jésus est le Seigneur. Jésus est mort pour nos péchés, il est ressuscité pour notre justification. A ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous : il nous a fait le don de son Esprit (1Jn 4, 13). Notre réponse : la foi. Non un assentiment de notre esprit à une vérité mais foi-stupeur, foi incrédule !
Il m’a aimé, Dieu a tant aimé le monde. Souffrir et pardonner, aimer son prochain et aimer son lointain, il nous en rend capable. C’est ce qui se joue d’une façon éminente dans l’Eucharistie.
Bmg