Jésus nous demande de pardonner « soixante-dix-sept fois sept fois », c’est à dire de pardonner toujours. C’est humainement impossible. Ce que Dieu nous demande, Il nous permet de le faire car Il en est la source. En cette source, l’impossible alors devient chemin ! Ne nous trompons pas ce n’est pas sans nous ! Il nous faut comprendre ce qu’est le pardon ?
On entend souvent « Je n’arrive pas à pardonner ! » C’est parfois le premier pas dans le chemin du pardon. La question qui suit, c’est de savoir si l’on accepte de comprendre ce que cela veut dire pardonner et si l’on accepte ensuite de faire un premier pas dans un chemin qui peut être très long. »
Qu’est-ce que le pardon ?
Souvent, on confond pardon et réconciliation. La réconciliation avec l’offenseur est à aménager au bout du chemin avec les modalités qui conviennent, c’est l’ultime étape d’un parcours difficile. Pardonner est un travail intérieur qui commence par le refus d’avoir à souffrir des conséquences de la blessure. Je ne veux pas être l’otage de mon bourreau ; alors j’observe ce qu’a provoqué en moi la violence reçue : colère, haine, amertume, parfois honte, sûrement culpabilité. Il ne s’agit pas de faire payer au prédateur cette violence en se persuadant que ça ira mieux ! Certes, la justice qui punit le coupable répare quelque chose chez la victime. Cependant, l’offensé ne se fait pas justice lui-même. Et c’est bon pour lui car il n’imite pas son bourreau.
Un autre écueil, c’est d’attendre de l’offenseur qu’il reconnaisse sa faute. Il est certain que le repentir de l’offenseur aide à pardonner mais attendre du prédateur une démarche de repentance, c’est lui donner du pouvoir, c’est dépendre encore de lui. L’urgence, c’est le travail de pardon qui consiste d’abord à exprimer sa souffrance, sa colère, son désarroi, à laisser le temps à ses émotions négatives de s’apaiser, choisir de passer par la parole dans un cadre sécurisant (psy, accompagnateur spirituel, ouverture à Dieu). « Un pauvre crie, le Seigneur entend ». La colère que bien souvent, l’on n’ose pas crier, Il la comprend et l’accueille. C’est à longueur de psaumes que le psalmiste crie son incompréhension. Seigneur pourquoi tu dors, pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi as-tu laissé faire ? Pourquoi ? Le Seigneur répond mais pas forcément tout de suite et pas nécessairement comme on voudrait qu’il réponde. Les mots que nous mettons sur nos maux, sur notre mal, Il les entend. Dès que nous nommons ce qui a été blessé en nous, dès que nous acceptons qu’Il puisse visiter notre chair blessée, marquée par la violence, parfois brutale et absurde, Il entend. Il nous fait comprendre que décrire sa blessure n’est pas rajouter du mal à ce qui continue à faire mal, ni justifier l’acte délétère commis mais c’est commencer à consentir au réel. Le mal a certes percuté notre vie mais il a été commis et c’est irrémédiable. Consentir au réel permet de reconstruire à partir de ce qui est. Véritable transfiguration du malheur : la blessure, au lieu de s’infecter dans l’amertume et le regret, sera le lieu d’une croissance humaine et spirituelle.
La parabole du débiteur impitoyable illustre cette question. Qu’est-ce qu’une parabole ?
Une histoire très concrète mettant en scène des personnages de la vie de tous les jours, dans des situations où tout le monde peut se reconnaître.
On trouve toujours dans une parabole :
- Une provocation, un élément surprenant qui semble être comme une interpellation, une invitation à se remettre en question, à changer notre manière de voir.
- Une lecture symbolique ou spirituelle qui amène un changement dans notre façon de voir et de nous situer dans la relation à soi, aux autres, à Dieu.
« Ainsi, le royaume des Cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talent (c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent). » La première provocation, c’est que la somme due est astronomique, digne du budget d’état. Le contraste est saisissant si on la compare avec la somme dérisoire réclamée au pauvre et due au débiteur impitoyable et qui vient d’être gracié. S’agit-il vraiment d’argent ou plutôt d’autre chose. Bien sûr, il est question d’argent mais c’est une image qui dit la valeur des choses. Qu’est-ce qui a vraiment de la valeur ? Le pardon, c’est-à-dire la relation à l’autre, à soi et aux autres qui a plus de valeur que l’argent.
Deuxième provocation : A quoi sert que le roi mette en prison son débiteur et sa famille pour rembourser la dette ? Ce n’est pas en prison qu’il pourra rembourser.
Finalement il est quand même jeté en prison. Qu’est-ce que c’est que cette prison ? La finale de ce récit nous le suggère.
« C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »
Nous sortons de la parole. Ce n’est plus le roi que Jésus fait parler mais Dieu lui-même.
Si nous croyons que Dieu est amour, comment croire qu’il nous châtie avec une telle sévérité et qu’il nous jette dans une impasse. La prison dont Dieu ne peut nous faire sortir, c’est la prison du non pardon, de la fermeture du cœur. Dieu veut réparer ce qui a été blessé en nous et d’une façon particulière dans notre capacité relationnelle avec Dieu, avec nous-même, avec l’autre et ultimement avec le prédateur.
Pour illustrer cela, je vous livre un récit d’accompagnement qui m’a tellement marqué que j’en ai parlé dans mon dernier livre.
« J’ai pu me frayer une place dans la salle d’audience archi pleine. Les jurés siègent tout au fond, face au public, sur le côté droit, l’avocat général en robe rouge et noire. Ses amples manches mettent en valeur chacun de ses gestes. Il se tient face à l’accusé, Mr Cotounou, qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Âgé de trente ans, il est perdu, surpris que tant de monde soit autour de lui. Pas de réel repentir, juste un immense étonnement. Pourquoi tant d’attentions, pourquoi est-il le centre d’une liturgie si solennelle ? Un avocat commis d’office tente d’apitoyer les jurés. Combien de fois, en ce lieu de misère, ces mêmes récits ont-ils été entendus ? Je cherche Isabelle. Je la vois enfin, force et courage se lisent sur son visage décomposé. Elle est la maman de Cloée, violée et assassinée par l’accusé. A grands renforts d’effets de manches, l’avocat général requiert. Il écoute avec attention ses propres effets oratoires. Je n’en crois pas mes oreilles. Il minimise l’horreur des faits ! Se serait-il trompé de rôle ? Ne voit-il pas la souffrance sur le visage d’Isabelle et son regard effaré ? Il ne voit que lui-même, tout rempli de lui-même. Il est pourtant censé accuser cet homme, ancienne connaissance de Chloé. Qu’aurait-il pu lui reprocher ? Outre son acte abominable, il aurait pu mettre en lumière son aveuglement. Comment ce prédateur n’a-t-il pas pu avoir accès à la beauté intérieure de Chloé ? Il n’a rien vu, il n’a vu qu’une proie ! Le procès se termine, Isabelle est invitée à témoigner. Sans hésiter, sans peur, elle se lève, regarde dans les yeux l’assassin de sa fille, sa fille unique, sa tendre fille bien-aimée qui lui a prise dans une violence inouïe.
Très digne, elle s’adresse à lui :
» Monsieur, vous avez tué un être qui aurait pu vous faire tant de bien ». Pas le moindre soupçon de haine dans l’intonation. Elle n’a pas été aspirée dans le cycle infernal de la vengeance. Je suis rassuré. Elle a réussi, elle est libre. Elle a fait le chemin, le seul chemin possible pour ne pas être l’otage de la violence reçue. Un silence surprenant et inattendu s’impose dans la salle. Ce qui affleure à la surface des mots d’Isabelle, c’est une souffrance vécue, réparée, amendée par l’amour vainqueur. Isabelle a cessé de le haïr. A la place de la haine, une douleur certes mais aussi un espace de liberté, fruit d’un travail, d’un combat, d’un pardon qui l’a traversée, dépassée !
Le combat d’Isabelle, je l’ai accompagné. J’en suis le témoin et m’y suis engagé corps et âme.
Dieu n’est pas seulement un concept, Il agit et d’une façon particulière dans le chemin du pardon. Que cette Eucharistie nous donne la force de pardonner : à Dieu, à nous-même et aux autres.