Les publicains et les pécheurs viennent tous à Jésus pour l’écouter. Ceux qui se pressent pour écouter Jésus sont de notoriété publique des pécheurs. Les Pharisiens et les scribes sont des gens honnêtes, qui, à chaque instant et dans les moindres détails de leur vie quotidienne, essaient de faire ce qui plaît à Dieu. Il faut savoir que les Pharisiens étaient réellement des gens très bien, très pieux et fidèles à la Loi de Moïse ; ceux-là ne peuvent qu’être choqués : si Jésus avait un peu de discernement, il verrait à qui il a affaire ! Or, dit Saint Luc « cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! »
Plus grave encore, les Pharisiens étaient très conscients de la sainteté de Dieu et il y avait à leurs yeux incompatibilité totale entre Dieu et les pécheurs ; donc si Jésus était de Dieu, il ne pourrait pas côtoyer des pécheurs. Alors Jésus raconte cette parabole pour les faire aller plus loin, pour leur faire découvrir un visage de Dieu qu’ils ne connaissent pas encore, le vrai visage de leur Père. C’est pour nous aussi que Jésus cherche à purifier notre image de Dieu ?
Acceptons la nouveauté du Christ qui nous révèle le visage du Père ? Tout au début de la parabole, il y a un double meurtre symbolique. Le premier homicide, c’est un parricide commis par le fils cadet qui demande sa part d’héritage. Dans toute la littérature du Proche-Orient ancienne et contemporaine, il n’y a aucun exemple d’un fils qui demande son héritage à un père en bonne santé. C’est donc un véritable scandale. C’est comme s’il disait à son père : « pour moi, tu es mort » c’est l’offense la plus grave que l’on peut faire à son père. Le fils ingrat se coupe non seulement de son père mais de toute la communauté. L’attitude du fils ainé n’est pas non plus glorieuse.
Non seulement, il ne joue pas les médiateurs entre son frère et son Père mais plus encore il accepte sa part d’héritage comme le sous-entend Luc : « Et le père fit le partage des biens » Le deuxième meurtre symbolique, est commis par le fils ainé qui a la fin de la parabole ne dit pas « mon frère » mais « ton fils ». Il a effacé son frère, accepté sa part d’héritage et se vit plus comme un serviteur que comme un fils. Ce double meurtre symbolique s’accompagne d’une double humiliation assumée volontairement par le père en vue d’une réparation.
La première humiliation, c’est au retour du fils prodigue. Le père guette son fils. Quand il aperçoit son fils revenir de loin, il se met à courir, au risque d’être incompris des gens de sa maison, du village. Un noble oriental, avec ses robes flottantes ne court jamais nulle part. En courant, le père s’humilie publiquement pour protéger son fils et procéder à une réconciliation à la vue de tous à l’entrée du village. Ce faisant, il soustrait son fils aux moqueries et à la colère des villageois. La deuxième humiliation, vient de la part du fils aîné. Le père est humilié en présence de ses invités par le refus du fils ainé en colère d’entrer au banquet. Le comportement surprend et choque l’auditoire. Le père va-t-il châtier cette insolence publique.
Pour le fils cadet, il court, pour le fils ainé il sort : deux symboles, une même signification : le père s’humilie par amour et pour des enfants coupables. Pour le fils cadet, le Père s’est mis à courir malgré son statut social, pour le fils ainé, il est sorti pour supplier son fils en colère de venir au banquet se réjouir avec son frère. La double humiliation racontée dans la parabole est analogiquement une allusion à l’humiliation du Christ sur la croix. Jésus est l’empressement d’amour de Dieu qui se met à courir vers nous et qui désire d’un grand désir partager la Pâque avec nous. Jésus est la sortie du père qui vient à notre rencontre au-delà du mal que nous commettons.
En fait, Il est force d’éveil à la réalité de l’immense amour divin pour nous. Au cœur de toutes ces humiliations, une déclaration d’amour que Luc relate à la fin du récit : « Toi mon enfant tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait bien festoyer et se réjouir car ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. » Célérité de l’amour, joie des retrouvailles, voilà les thèmes traités par cette parabole mais la toile de fond, c’est le thème de notre liberté à chacun d’entre nous.
Pour aimer, il faut être libre. Nous ne connaissons pas la réponse du fils aîné à la déclaration d’amour de son père. Est-Il suffisamment libre pour comprendre l’amour dont il est aimé. Tout est ouvert pour lui comme pour nous ; L’homme est fragile. Pour être libre, Il a besoin d’une guérison. Sa tentation, c’est de vivre sa vie sans dépendre radicalement de Dieu. Le drame de l’homme moderne est de vivre comme s’il était son propre Créateur. Il cherche désespérément à se réaliser lui-même par lui-même sans Dieu et même contre Dieu.
Nous vivons collectivement la parabole du fils prodigue. La crise du monde moderne est une crise de la liberté, une mauvaise compréhension de la liberté sur la base d’un soupçon sur Dieu, d’un doute sur la bonté de Dieu. Dieu est perçu plus que jamais comme un danger pour l’homme, une source d’aliénation souvent inconsciemment et ce pour beaucoup de croyants. On ne voit pas comment on pourrait se réaliser en tant qu’homme en se livrant totalement à Celui qui veut être « tout en tous ». Il semble dire : si en définitive Dieu sera “tout en tous” que restera-t-il pour moi, homme ? Dieu ne va-t-il pas absorber l’homme lui-même, l’anéantir ? Le fils cadet nous montre un chemin de liberté et cela commence par l’expérience de notre pauvreté, de notre précarité. C’est dans la prise de conscience de notre vulnérabilité que nous faisons l’expérience que le lieu de notre fragilité est aussi le lieu de la grâce.
Quelle grâce ? Celle de comprendre avec notre corps, notre âme et notre esprit que notre liberté ne respire que dans celle de Dieu. « Il aurait bien voulu se remplir le ventre de caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait. Rentrant alors en lui-même, il se dit : Combien de mercenaires de mon père ont du pain en abondance, et moi je suis ici à périr de faim ! Je veux partir, aller vers mon père et lui dire : Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi ; je ne mérite plus d’être appelé ton fils, traite-moi comme l’un de tes mercenaires. Il partit donc et s’en alla vers son père. »
Je cite Jean-François Noël dans un article intitulé « révision de vie ». « C’est le ventre vide devant l’auge remplie de caroubes destinées aux cochons que le fils cadet commence à s’interroger. Parce qu’il meurt de faim et de solitude ? Certainement ! Mais aussi parce qu’il se voit tendre la main dans cette bouillie infâme, et qu’il se dégoute. Quelle que soit la raison exacte, cet instant de lucidité déclenche le mouvement de retour sur lui-même. Rien de vraiment spirituel, même si ce court instant, ouvrant un espace intérieur, retrouve un désir mis à nu, longtemps enfoui mais de nouveau à vif, le désir de se respecter et de faire la vérité en soi. » Le fils prodigue coupé de son Père comprend qu’il est aussi coupé de lui-même et des autres. L’épreuve de la faim va amener le fils cadet à comprendre qu’il est nu comme pour Adam et Ève dans le jardin d’Éden. C’est repentant qu’il décide de revenir vers son Père.
Vers quel Père s’en va-t-il ? Un Père sévère qui va lui faire payer sa trahison, un Père offensé qui exige des excuses ? Le fils prodigue a préparé un discours en fonction de ce qu’il imagine de son Père. « Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. » Il va devoir alors faire l’expérience de la tendresse de son Père. Les paroles de repentir du fils, le Père ne semble même pas les entendre. Elles sont noyées dans le flot de sa tendresse. C’est maintenant enfin pour la première fois que le fils reconnaît son Père, lorsqu’il baigne dans la tendresse de son pardon. La miséricorde de Dieu nous invite. Saurons nous comprendre l’importance de notre réponse, la qualité de l ‘amour dont nous sommes aimés en ce temps pascal qui arrive?
Bmg