La partie la plus originale de l’évangile de Jean, qui n’a pas d’équivalent dans les autres évangiles, est celle où Jésus s’entretient longuement avec le groupe de ses disciples juste avant d’entrer dans sa Passion. Les chapitres 14 à 17 forment ainsi ce que l’on appelle traditionnellement les «discours d’adieux». Ces derniers entretiens de Jésus avec ses disciples baignent dans la lumière de Pâques. Jean les écrit en effet bien après Pâques. Jésus est déjà ici le Christ victorieux de la mort et poursuivant son action parmi les croyants.
Les questions de Thomas et de Philippe sont celles des chrétiens. Ils ont des difficultés à croire en la Résurrection de Jésus et à comprendre ses implications dans leur vie de tous les jours. L’évangéliste explique à ses lecteurs qu’ils ne doivent pas être bouleversés si la venue du Christ dans sa splendeur nouvelle tarde à se faire. Être homme, c’est être, en autre, capable d’émotions. Les disciples ont traversé des émotions très variées. Surprise, incompréhension, résistance, Nous imaginons tout ce que les disciples doivent intégrer comme nouveauté. L’étau se resserre autour de Jésus. Une grande peur habite les disciples et les bouleverse: peur que leur espérance qu’ils ont mis en Jésus soit anéantie.
Ils ont aussi à vivre la peine et l’angoisse de la séparation qu’ils pressentent et la peur de l’inconnu. De quoi est fait pour les disciples ce trouble du « cœur », c’est-à-dire de l’intelligence et de l’affectivité ? Avant tout de la crainte du départ de Jésus. Une nouvelle solitude guette les amis du Christ, dans un monde hostile qui va se retourner contre eux et leur faire payer leur amitié pour le Messie. Le trouble du cœur, c’est la tentation de vivre en « orphelins », la tentation du « chagrin », comme dit encore Jésus (Jn 16,6s). Le discours de Jésus à ses disciples prépare un « à venir ». Ce qui va advenir, il faudra l’accueillir comme l’imprévu de Dieu. « Vous ne pouvez pas comprendre dès maintenant la cohérence du dessein d’amour du Père mais faites-moi confiance ».
En réponse à cette crainte, Jésus nous appelle à la foi : « Croyez en Dieu ; croyez aussi en moi ». C’est donc de la foi spécifiquement chrétienne qu’il s’agira : la foi qui implique une relation vivante et avec Dieu, le Père, et avec Jésus son Fils, ainsi que Jésus l’affirme plus loin : « Personne ne va au Père que par moi » (v.6). L’antidote au « trouble du cœur », au flou de l’espérance, à la peur de mourir ou de vivre, c’est donc d’aller au Père par Jésus ; et à propos de ce grand passage au Père, Jésus précise successivement son rôle personnel et la part qui nous revient. Jésus passe devant, à travers la mort, et, une fois dans la gloire, « dans la maison du Père », il prépare « un lieu pour nous ». La place ne manquera pour personne : il s’en porte garant.
Puis il reviendra pour nous prendre avec lui, si bien que nous serons avec lui là où il est, dans la maison de gloire. Le mot hébreu que l’on traduit par gloire dit non seulement un rayonnement qui met en lumière celui qui resplendit de gloire mais qui dit aussi la profondeur, la solidité de cette gloire. Elle pèse la valeur d’un contenu qui a énormément de poids. C’est l’idée de poids qui est essentiellement décrit dans cette expression « shékina » et qui est essentiellement utilisée pour décrire le rayonnement de Dieu. De quoi est chargée cette gloire? La Passion du Verbe incarné révèle le contenu de cette gloire. C’est l’amour annoncé par Jean au début du chapitre 13 que j’aime traduire par « Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant mis un paroxysme à son amour, aima les siens qui étaient dans le monde jusqu’à l’extrême de l’amour ». Le contenu de la gloire et du Fils et du Père qu’ils partagent, c’est l’amour. Au sommet de la croix un amour qui pardonne au paroxysme de la déréliction, pèse lourd.
Il est l’amour dont nous sommes aimés. Un amour que la mort ne peut anéantir. C’est bien la victoire de l’Amour sur la haine, de la vie sur la mort, c’est bien le chemin qui va vers le Père. Christ est le chemin, c’est la réponse de Jésus à Thomas. « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (et, cette phrase-là, il la dit deux fois)… « Celui qui m’a vu a vu le Père »… Cette dernière phrase résonne tout particulièrement lorsqu’on sait ce qui est arrivé quelques heures plus tard. Jésus mourant sur la croix révèle l’Amour du Père. Lui aussi aime jusque-là cela veut dire que la révélation du Père culmine sur la croix ; « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. Le cœur humano-divin de jésus ne se ferme pas à l’amour malgré la haine qui s’abat sur lui, révèle l’Amour divin, l’Amour du Père, qui continue à aimer les hommes, tous les hommes, puisque Jésus pardonne même à ses bourreaux. Cette supplique de Jésus au creux de la douleur « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » a-t-elle eu une réponse positive. Le Père a-t-il pardonné?
« Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi », et « Qui m’a vu a vu le Père ». Je crois en toi, Seigneur comme je crois en Dieu. Sur la croix, dans la demande de pardon de Jésus au Père je vois l’amour du Père. Croire et voir: toute une progression: la foi permet de voir. Le Père se donne à voir en la personne humaine de Jésus. « Je suis dans le Père et le Père est en moi ». Pas de parole plus forte et neuve que celle-là. Désormais, voir Dieu, croire en lui, c’est consentir à le voir en l’humanité de Jésus, et de ce fait en l’humanité de tout être humain en qui il demeure, en qui il peine, souffre, se réjouit, a faim et soif. « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; c’est le Fils unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, qui l’a fait connaître. » (Jn 1, 18) C’est aussi œuvrer comme lui. Cette reconnaissance de l’homme Jésus comme fils du Père, se prolonge pour et par tous ceux qui croient lui et accomplissent les mêmes œuvres que lui.