Le Christ s’est donné en rançon pour sauver l’humanité. Rançon est le mot utilisé par Paul pour dire cette nécessité de la croix. Il fallait payer une rançon. C’est le Christ qui l’a payé par ses souffrances sur la croix. Il a payé. Mais à qui a-t-il payé? Au Père? Nous connaissons tous le mauvais scénario des jansénistes et doloristes en tous genres ! Je résume : « la méchanceté de l’homme a attisé la colère de Dieu. Pour réparer il faut quelqu’un à la hauteur d’un tel affront. Or seul le Fils de Dieu dans sa divine dignité peut éponger la dette et offrir en réparation sa souffrance au Père. » Dire cela, c’est soupçonner Dieu de perversité, c’est oublier que la nécessité de la croix, c’est la nécessité de l’amour. Mauvais scénario donc mais qui nous a marqué et qui reste inscrit en notre chair.
Deuxième mauvais scénario, celui d’Amélie Nothon qui ne comprend pas moins la croix que les doloristes en tous genres. Amélie Nothon est un écrivain à succès qui rend très bien compte de la vision que la plupart de nos contemporains ont de Jésus. Dans son livre sur Jésus, elle raconte le combat intérieur du Christ. Prenant la place du Christ dans un récit à la première personne du singulier, avec un grand talent, elle imagine et décrit ce que le Christ a pu vivre dans ses derniers moments. Tout d’abord, aucune confiance de Jésus en son Père, ce Père, fait dire Amélie Nothon au Christ, qui ne l’exauce jamais. Dans sa prison, où il attend son exécution, il ne pense qu’à Marie-Madeleine dont il est follement amoureux, il se sent coupable de sa liaison avec elle car son Père lui interdit toute sexualité. La pluie brusquement se met à tomber. Peut-être, l’exécution sera ajournée, peut-être sera-t-il libéré, il pourra alors se marier avec sa Bien-aimée. Amélie Nothon ne perçoit pas la nature divine du Christ et la qualité d’amour infinie, inconditionnelle avec son Père. Elle ne perçoit pas non plus le fruit divin de cet amour qui est l’Esprit Saint. Tout est orienté sur Marie-Madeleine. Jésus est amputé de sa divinité et des relations substantielles avec les deux autres personnes divines. Bien sûr, dans son humanité, le Christ a dû lutter dans la confrontation avec le mal mais jamais contre son Père, même s’il visite dans cette épreuve un sentiment d’abandon vécu par tant d’hommes dans l’histoire de l’humanité. C’est le cri de Jésus sur la croix et de tant d’hommes dans l’histoire : « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus vrai Dieu et vrai homme apprend, de nous, le malheur et il nous fait passer du malheur au divin. C’est dans le malheur qu’il vient nous chercher, non par une obéissance servile à son Père mais par amour pour Lui et pour nous. Seul le Christ peut nous faire passer de l’inachevé à l’accomplissement.
Peut-on opposer l’amour des proches et l’amour pour le Christ ? Partir de l’amour de Dieu en notre faveur, et tout vivre dans cet amour pour que notre attachement au Christ, pénètre, informe, anime tout ce que nous pouvons vivre et nous garde d’en être esclaves. C’est bien là une rude exigence. Nous en avons une illustration dans l’attitude de Paul qui renvoie l’esclave fugitif Onésime, vers son maître Philémon, lui demandant de l’accueillir désormais comme un frère !
Dans le texte de l’évangile de ce dimanche, Jésus nous livre deux petites paraboles : celui qui veut bâtir une tour, et le roi qui veut partir en guerre. Ces paraboles nous invitent à la réflexion, au discernement avant l’action et préparent la sentence que Jésus va en déduire. Dans les deux cas il s’agit de commencer par évaluer l’ampleur de l’engagement envisagé. Mais les deux cas choisis impliquent des renoncements : renoncer à bâtir une tour, renoncer à vaincre un adversaire, en fait, des renoncements à des projets de puissance.
Ce monde n’est pas achevé. Il est un petit laboratoire où s’expérimente cohérence, harmonie, bienveillance. Tout ce que notre cœur désire. Pourtant ce qui est prégnant dans ce monde, ce qui crève les yeux, c’est l’incohérence, la volonté de puissance qui abîme plus qu’il ne construit. Ce qui est invisible ou moins évident, c’est la prière, le don de soi dans l’engagement pour les autres. Une goutte d’eau dans la mer certes mais qui manquerait à la mer si elle n’existait pas ( disait mère Térésa). Ce monde n’est pas parfait mais contre toutes apparences, le mal n’y règne pas. C’est vrai que le mal fait beaucoup de bruit mais il n’a pas de consistance en lui-même. « un arbre qui tombe fait plus de bruit que mille arbres qui poussent » dit le proverbe chinois.
Le remède au mal dont souffre le monde, c’est l’intériorité. Comment passer du monde à l’intériorité ? J’aime cette phrase de Jacques Maritain qui fait ce lien. « L’homme qui concentre et réalise dans son expérience personnelle les maux dont souffre sa génération, et trouve les moyens d’en triompher en lui-même, cet homme agira profondément en son temps. »
Changer le monde par l’intériorité nécessite une vie spirituelle, une plongée en soi à la recherche de Celui qui a changé le monde. C’est le Christ qui par amour a bouleversé le monde. Cet amour a été livré dans nos cœurs et nous espère au fond de nous-même. Christ désire que nous vivions de cet amour seul capable de changer le monde. Oui mais comment se laisser aimer par le Christ si nous n’avons pas l’expérience d’aimer et d’être aimé ? Les enfants mal aimés, maltraités ont un mal fou à croire que Dieu puisse les aimer. Un détenu m’a décrit sa brutale conversion. En un instant Dieu l’a saisi. « J ’ai reçu une goutte de vraie vie dans mon néant. » Ces mots qui vibrent d’émotions quand il les prononce sont la quintescence de ce qu’il a vécu, comme une visite de la tendresse de Dieu dans ses nombreuses blessures d’enfance. Lorsqu’il était enfant, son père ne lui parlait jamais, toujours il lui criait dessus ou le frappait. Aimer Dieu, c’est prendre appui sur nos expériences d’amours humaines. Mais quand rien n’a été donné, même pas le minimum vital ? Parfois Dieu enclenche comme un départ vers une profonde réparation. Le Père de ce détenu, pas celui qui le battait mais son Père du Ciel, lui a donné une grâce sensible. Alors s’est ouvert devant lui, tout un espace de guérison et de libération.
Dans nos communautés religieuses, nous ne nous sommes pas choisis. Dire à un frère ou à une sœur, je t’aime en Christ, c’est dire : « J’ai du mal à t’aimer ». Merci Seigneur pour ce frère ou cette sœur que j’ai du mal à aimer car je dois alors puiser dans la mort et la Résurrection du Christ pour l’aimer mieux. Tout vivre en Christ c’est aussi porter sa croix, cette croix que nous ne choisissons pas, mais qui nous atteint là où nous l’attendons le moins. Que veut dire « Porter sa croix ». Une manière de le voir : Dieu nous invite à voir en l’inachevé le lieu même de ce qui peut être achevé en Christ ? Tout est accompli dit-il sur la croix quand il remet l’Esprit. Si rançon il y a, elle est la dette de l’amour qui répare et console là où ça fait mal. Christ de condition divine…a pris sur lui notre inachèvement. Le passage de l’inachevé à l’achevé auquel nous sommes invités passe par la croix.
Bmg