Le texte de l’évangile de ce dimanche 23 janvier est ce que l’on appelle un texte programmatif. Luc annonce dans ce récit l’enjeu, le thème ou le motif de tout son évangile.  Comme dans le prologue de Jean, dès le départ, tout est dit. La liturgie de ce dimanche ne nous propose qu’une partie du discours programmatif de Jésus dans la synagogue de Nazareth. La deuxième partie sera lue au cours de la messe de dimanche prochain. Le texte de dimanche prochain est à l’opposé de celui que nous venons d’entendre. Dans le passage choisi pour ce dimanche, nous est raconté que l’assemblée, en la synagogue de Nazareth,  reçoit le commentaire de Jésus avec un enthousiasme incroyable. Pourtant le message de Jésus dans son commentaire est difficile à accepter. « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture, que vous venez d’entendre. » « Il y a certainement eu un temps de silence, le temps qu’on ait compris ce qu’il veut dire. Tous, dans la synagogue, s’attendaient bien à ce que Jésus fasse un commentaire, puisque c’était la coutume, mais pas celui-là ! Jésus y dévoile son identité. Nous avons du mal à imaginer l’audace que représente cette affirmation si tranquille de Jésus ; car, pour tous ses contemporains, ce texte vénérable du prophète Isaïe concernait le Messie. Seul le Roi-Messie, quand il viendra, pourrait se permettre de dire :  L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction… »  (Marie Noëlle Thabut)

« Tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche ».  Chaque parole de Jésus est porté par l’Esprit Saint. Le cœur des auditeurs s’ouvre, se dilate, boit ses paroles. Dans l’évangile de Luc, la Personne de l’Esprit Saint est essentielle. Ce qui est annoncé ici, c’est la puissance de L’Esprit. Luc raconte l’importance de l’Esprit à l’Annonciation, à la Visitation, au baptême de Jésus, lors de ses tentations au désert. « L’Esprit saint descendit sur Jésus, sous une apparence corporelle, comme une colombe. » (Luc 3, 20). « Puis Jésus, rempli de l’Esprit saint, quitta les bords du Jourdain ; il fut conduit par l’Esprit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut mis à l’épreuve par le démon » (Luc 4, 1-2). Le texte d’aujourd’hui précise « en ce temps-là, lorsque Jésus, dans la puissance de l’Esprit Saint, revint en Galilée… ». C’est bien la puissance de l’Esprit reposant sur Jésus que l’auditoire de Jésus dans la synagogue de Nazareth a perçu dans les paroles de grâce qui sortent de sa bouche.

Il est d’autant plus difficile d’expliquer le changement d’attitude si brutal de l’assemblée. La prise de parole dans la synagogue de Nazareth, suscite une admiration sans borne, comme si tous buvaient ses paroles. Sans prévenir pour une raison, tout à fait insignifiante, tout bascule quand tous se posent la question « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » C’est à ce moment-là qu’ils veulent le tuer. C’est vrai que l’on peut passer de l’adulation à la haine mais pas si brusquement et avec une telle unanimité. Luc annonce déjà le non-accueil du Messie, le scandale de la croix. 

Luc montre ainsi que, au tout début de sa prédiction et de sa mission, la Croix de Jésus est présente dans le plan de Dieu. La Croix est vraiment un choix de Dieu et cette Croix a été portée par le Christ dès le début de son incarnation et pas seulement sur la fin de sa vie, comme une courte parenthèse ; Dès le début de son évangile, Luc prend le parti de le proclamer: « pas de Messie sans la Croix et ce, dès le départ ! » Je cite les paroles d’une Sainte mystique la vénérable Conception Cabrera de Armida. Elle rapporte les paroles que le Christ lui livre : « Je ne suis resté sur la Croix du Calvaire que trois heures mais sur la Croix intérieure de mon cœur toute ma vie… Ma Passion extérieure n’a duré que quelques heures. Elle fut comme une rosée, un soulagement de l’autre Passion, tellement cruelle, qui torturait sans arrêt mon âme ! » « C’est son amour divin infini qui le rendait, dans son humanité, infiniment sensible au péché de l’homme et à toute forme de mal. » (Joël Guibert)

Ce que Luc raconte s’est vraiment passé : récit du bon accueil et récit du non accueil de la part de ceux qui ont voulu le faire disparaître. La juxtaposition de ces deux réalités historiques, « Jésus accueilli, Jésus rejeté », est, par contre, une construction, un message théologique. Pourquoi cette anticipation, pourquoi, au début du récit de la mission de Jésus, Luc écrit-il ce récit programmatif qui raconte le rejet de Jésus? S’il juxtapose deux récits si différents, c’est parce qu’il annonce dès le départ que la Croix dans la vie de Jésus est fondamentale. 

C’est pour marquer, dès le début, l’arrête vive de l’évangile : le salut que Jésus est venu apporter au monde passe par la déréliction du Christ, c’est ainsi que le Messie remportera la victoire sur le mal. 

C’est pour cela que Luc pose deux figures dans le même récit, en les rapprochant certes mais sans les confondre. Luc annonce le Messie triomphant, c’est à dire le Messie attendu par Israël (première partie du récit) et le serviteur souffrant (deuxième partie). Il faudra parcourir tout l’évangile pour mettre ensemble, superposer ces deux réalités du Christ.

Le Messie triomphant et la Croix sont donc déjà annoncés dans ce passage. 

Nous le savons : Christ est mort pour nous. Mais nous-mêmes, sommes-nous prêts à superposer ces deux figures dans notre propre vie?

Accepter que le salut passe par la croix, renoncer à soi pour l’autre comme Jésus lui-même l’a fait radicalement, est un long chemin. Dans la souffrance, il est difficile de ne pas se sentir abandonné par Dieu. Dans la souffrance, nous avons le sentiment d’être seul, même quand, autour de nous, il y a de la compassion. Seul le Christ, certes dans l’invisible, comprend notre souffrance, comprendre au sens fort du terme, c’est à dire « prendre avec ». Christ au creux de notre souffrance, nous rejoint et nous aide à donner sens. Il est le Messie souffrant, capable de nous porter dans l’espérance.  C’est pourquoi, l’intériorité et le travail sur soi sont nécessaires afin de renoncer à soi pour l’autre comme Jésus l’a fait. Renoncer à soi dans le sens du renoncement à la puissance, à l’emprise, à l’exclusion de l’autre. 

« Nous ne pouvons éviter la souffrance. Le travail sur soi est une préparation, une anticipation pour mieux affronter l’affaiblissement inévitable de nos forces de vie. Nous sommes invités, dès maintenant à entrer dans le mode divin afin d’en vivre et d’en faire vivre les autres, ne pas se dérober aux conséquences de sa propre finitude, et ne pas s’y enfermer. Autrement dit, de tenter de ne pas subir cette finitude – l’inéluctable, l’inachevé, l’involontaire, l’imprévisible– comme une fatalité indépassable, mais comme une invitation à une traversée.» (Jean-François Noël)

Bmg