Nous sommes tout au début de l’évangile de Luc. Le texte que nous allons méditer est la deuxième partie de tout un discours. Dimanche dernier la liturgie nous a proposé la première partie et ce dimanche, la deuxième partie. L’assemblée, en la synagogue de Nazareth,  reçoit le commentaire de Jésus avec un enthousiasme incroyable. 

« Tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche ».  Chaque parole de Jésus est porté par l’Esprit Saint. Le cœur des auditeurs s’ouvre, se dilate, boit ses paroles. 

Dans l’évangile de Luc, la Personne de l’Esprit Saint est essentielle. Ce qui est annoncé ici, c’est la puissance de L’Esprit. Luc raconte l’importance de l’Esprit à l’Annonciation, à la Visitation, au baptême de Jésus, lors de ses tentations au désert. « L’Esprit saint descendit sur Jésus, sous une apparence corporelle, comme une colombe. » (Luc 3, 20).  L’Esprit Saint « jette » Jésus dans le désert pour y être tenté. « Puis Jésus, rempli de l’Esprit saint, quitta les bords du Jourdain ; il fut conduit par l’Esprit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut mis à l’épreuve par le démon » (Luc 4, 1-2). Le texte de dimanche dernier précise « en ce temps-là, lorsque Jésus, dans la puissance de l’Esprit Saint, revint en Galilée… ». C’est bien la puissance de l’Esprit reposant sur Jésus que l’auditoire de Jésus dans la synagogue de Nazareth a perçu dans les paroles de grâce qui sortent de sa bouche. 

Il est d’autant plus difficile d’expliquer le changement d’attitude si brutal de l’assemblée. Sans prévenir pour une raison, tout à fait insignifiante, tout bascule quand tous se posent la question « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » C’est à ce moment-là qu’ils veulent le tuer. C’est vrai que l’on peut passer de l’adulation à la haine mais pas si brusquement et avec une telle unanimité. Luc annonce déjà le non-accueil du Messie, le scandale de la croix.  Luc montre ainsi que, au tout début de sa prédiction et de sa mission, la Croix de Jésus est présente dans le plan de Dieu. La Croix est vraiment un choix de Dieu et cette Croix a été portée par le Christ dès le début de son incarnation et pas seulement sur la fin de sa vie, comme une courte parenthèse ; Dès le début de son évangile, Luc prend le parti de le proclamer: « pas de Messie sans la Croix et ce, dès le départ !  Ce que Luc raconte s’est vraiment passé : récit du bon accueil et récit du non accueil de la part de ceux qui ont voulu le faire disparaître. 

La juxtaposition de ces deux réalités historiques, « Jésus accueilli, Jésus rejeté », est, par contre, une construction, un message théologique. Pourquoi cette anticipation, pourquoi, au début du récit de la mission de Jésus, Luc écrit-il ce récit programmatif qui raconte le rejet de Jésus? S’il juxtapose deux récits si différents, c’est parce qu’il annonce dès le départ que la Croix dans la vie de Jésus est fondamentale. C’est pour marquer, dès le début, l’arrête vive de l’évangile : le salut que Jésus est venu apporter au monde passe par la déréliction du Christ, c’est ainsi que le Messie remportera la victoire sur le mal. C’est pour cela que Luc pose deux figures dans le même récit, en les rapprochant certes mais sans les confondre. Luc annonce le Messie triomphant, c’est à dire le Messie attendu par Israël (première partie du récit) et le serviteur souffrant (deuxième partie). Il faudra parcourir tout l’évangile pour mettre ensemble, superposer ces deux réalités du Christ. Le Messie triomphant et la Croix sont donc déjà annoncés dans ce passage. 

Nous le savons : Christ est mort pour nous. Mais nous-mêmes, sommes-nous prêts à superposer ces deux figures dans notre propre vie? Accepter que le salut passe par la croix, renoncer à soi pour l’autre comme Jésus lui-même l’a fait radicalement, est un long chemin. Dans la souffrance, il est difficile de ne pas se sentir abandonné par Dieu. Dans la souffrance, nous avons le sentiment d’être seul, même quand, autour de nous, il y a de la compassion. Seul le Christ, certes dans l’invisible, comprend notre souffrance, comprendre au sens fort du terme, c’est à dire « prendre avec ». Christ au creux de notre souffrance, nous rejoint et nous aide à donner sens. Il est le Messie souffrant, capable de nous porter dans l’espérance. C’est pourquoi, l’intériorité et le travail sur soi sont nécessaires afin de renoncer à soi pour l’autre comme Jésus l’a fait. Renoncer à soi dans le sens du renoncement à la puissance, à l’emprise, à l’exclusion de l’autre. 

Est-ce suffisant pour faire sens ? Il manque une clef essentielle. Saint Augustin raconte dans ses confessions comment, tout jeune homme et pas encore chrétien, il s’était laissé dévaster le cœur en s’attachant à un ami que la mort emporta brusquement. « Car d’où venait que cette affliction m’avait si aisément pénétré le cœur, sinon de ce que j’avais répandu mon âme sur l’instabilité d’un sable mouvant, en aimant une personne mortelle comme si elle eût été immortelle ? ». Le message d’Augustin peut alors sembler bien proche de celui du sage bouddhiste. Ce dernier sait que tout est impermanent, que le moi est haïssable et qu’il faut savoir résister aux attachements lorsqu’ils sont exclusifs alors que « tout dépérit en ce monde sujet à la défaillance et à la mort ». Mais qui a dit que l’homme était mortel ? Et qui tient que l’âme ne serait qu’un agrégat provisoire ? Là réside au fond toute la singularité de l’interrogation chrétienne. Qu’on ne doive pas s’attacher à ce qui passe, fort bien. Mais pourquoi le faudrait-il pour ce qui ne passe point ? La réciproque se profile comme en creux : si l’objet de mon attachement n’était pas mortel, en quoi serait-il alors fautif ou déraisonnable ? Si mon amour portait sur l’éternité en l’autre, pourquoi ne devrais-je pas m’attacher ? Toute l’originalité du message chrétien réside dans la « bonne nouvelle » de l’immortalité réelle, c’est-à-dire de la résurrection, non seulement des âmes, mais bel et bien des corps singuliers, des personnes en tant que telles, avec leur visage aimé. Les humains sont immortels dès lors qu’ils vivent et aiment dans un troisième terme  « en Dieu », comme dit encore Augustin devenu croyant et répondant à la question de l’attachement en ces termes : « Seigneur, bienheureux celui qui vous aime et qui aime son ami en vous, et son ennemi pour l’amour de vous… » Pourquoi ne pas s’attacher à nos proches, si le Christ nous promet que nous pourrons les retrouver après la mort biologique et communier avec eux dans une vie éternelle, pourvu que nous ayons relié tous nos actes à Dieu en celle-ci ? Vient tout de suite après cette affirmation, la question suivante : « Le message ne vaut-il que pour les croyants ? Rien n’est moins sûr, car pour les non-croyants aussi, l’exigence d’unité et le rapport à un terme supérieur – un projet, des enfants, des actions communes, etc. – garde un sens.

Quant à nous croyants, rendons grâce pour le contenu de notre foi, source d’une vitalité sans cesse renouvelée par notre vie intérieure, le travail sur nous-même, par les sacrements et d’une façon éminente par l’Eucharistie.

Bmg