Ce dimanche des Rameaux nous introduit dans la Semaine Sainte. Nous entrons dans le cœur du mystère rédempteur de Jésus. Les rameaux, c’est une célébration liturgique contrastée. Par l’acclamation de la foule accueillant Jésus comme le Messie, est proclamée comme par anticipation la victoire du Christ. A la suite, sans transition, nous entrons dans le récit de sa Passion. L’ère messianique est là mais elle doit passer par la mort du Christ. Nous aussi, nous passerons par la mort. Notre propre mort, notre mort physique est incontournable mais en Christ, elle n’a pas le dernier mot. Ce que nous croyons, c’est, qu’à la suite du Christ, nous pouvons entrer dans la victoire du Christ sur la mort. Victoire et mort s’entrechoquent. Christ en est victorieux. Comment dire, lors de cette acclamation cette victoire anticipée sur la mort ? Pour le dire, plusieurs symboles. Dans l’Ancien Testament le prophète Zacharie avait prophétisé que le Messie viendrait sur le dos d’une ânesse. Et c’est bien comme cela que Jésus entre dans la ville. Le choix de cet animal n’est pas anodin. Du temps de Jésus, un roi qui venait en guerre entrait dans une ville à cheval, mais s’il venait en paix, il venait, monté sur un âne. Jésus est le prince de la paix. Il ne vient pas pour prendre la tête de la rébellion contre l’occupation romaine, mais pour délivrer les hommes de l’esclavage de Satan, du péché et de la mort. Jésus vient pour réconcilier l’homme avec Dieu. Les branches de palmier, que nous reprenons dans les célébrations liturgiques dans nos églises, étaient quant à elles un symbole de victoire. C’était ce qu’on utilisait pour acclamer un général victorieux. En laissant faire l’acclamation des Rameaux, Jésus annonce sa victoire, dès le début. Dieu ne peut pas laisser le mal triompher définitivement. Mais pourquoi cette victoire devait-elle nécessairement passer par la croix ? Ce sacrifice oblatif de l’Amour n’est souvent pas compris, souvent peu accueilli. C’est ce que crient certains mystiques qui souffrent dans leur propre chair du non-accueil de l’Amour. « L’amour n’est pas aimé » disent-ils. L’Amour du Christ est puissant, guérissant, libérateur, et cela jusqu’au plus profond abîme de la détresse que Simone Weil appelle le malheur. Simone Weil est une philosophe juive, tourmentée qui, au cœur de la tragédie de la deuxième guerre mondiale, va tenter de rendre compte de la libération du malheur par le Christ. C’est essentiellement dans les évangiles qu’elle cherchera la réponse. « Le malheur n’est pas un état d’âme. C’est une pulvérisation de l’âme par la brutalité mécanique des circonstances. La transmutation de l’homme à ses propres yeux, de l’état humain à l’état d’un ver à demi-écrasé qui s’agite sur le sol, n’est pas une opération où même un perverti puisse se complaire. Un sage, un héros, un saint non plus ne s’y complaisent pas. Le malheur est ce qui s’impose à un homme, bien malgré lui. Il a pour essence et pour définition cette horreur, cette révolte de tout l’être chez celui dont il s’empare » Simone Weil s’interroge : « Il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de saisir l’âme elle-même des innocents et de s’en emparer en maître souverain… » C’est ce qui est raconté par les quatre évangélistes à Gethsémani, à savoir le combat du Christ contre une angoisse démesurée et une détresse immense. Voilà comment le résume Simone Weil : « Le malheur a contraint le Christ à supplier d’être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se croire abandonné de son Père ». Jésus crie angoissé « Que cette coupe s’éloigne de moi » ! Ce sont les mots posés comme une mise à distance de cette souffrance. « Que cette coupe s’éloigne de moi ». Ces mots jaillissent de la souffrance innocente et disent l’absurdité de la défiguration qu’elle provoque. Dans un deuxième temps, la phrase qui suit “non pas ma volonté́ mais ta volonté́ » décrit le consentement de Jésus à la volonté du Père. Les quatre évangélistes, à leur manière, décrivent un ajustement de Jésus entre sa nature humaine et sa nature divine. A Gethsémani, Le Christ accepte pleinement par amour de vivre l’absurdité de la souffrance pour lui donner un sens. Dans un deuxième temps, après avoir vécu l’angoisse, la volonté humaine du Christ, dans un arrachement douloureux, s’ajuste à sa volonté divine. « Père non pas ma volonté mais ta volonté ! « Se résout alors dans ce feu de l’amour divin, le paradoxe du scandale du mal et de l’éternel Innocence de Dieu. Dieu, sans complicité avec le mal, assume l’absurdité de la souffrance au cœur même de la pâte humaine et lui donne son sens, l’Amour. Les fruits de la Croix, du don de soi jusqu’au paroxysme de l’Amour, c’est la résurrection. « Christ est allé lui-même, parce que nul autre ne pouvait le faire, à la distance infinie. Cette distance infinie entre Dieu et Dieu, déchirement suprême, douleur dont aucune autre n’approche, merveille de l’amour, c’est la crucifixion. » Je cite à nouveau imone Weil. Ce qu’elle décrit, c’est « distance infinie » d’un amour infini : des mots, distance et amour infinis, qui ultimement se rejoignent ! Dieu est sans idée du mal. Dans la plongée du Christ dans le malheur, au sens où Simone Weil l’entend, Dieu se fait tout proche des malheureux. C’est la Passion qui opère ce bouleversement en Dieu dans l’écartèlement de la chair du Christ exposé sur la croix. Le centurion, au pied de la croix, dans une intuition fulgurante, saisit ce bouleversement. Il s’écriera, en voyant mourir Jésus : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu ». (Mc 15 39) Dans le souffle de Jésus qui expire, l’Amour est allé jusqu’à l’extrême. Heureux ceux qui accueillent cet amour livré dans ce dernier souffle, le souffle du Sauveur, exhalant la Vie dans le paroxysme de la souffrance innocente! Heureux ceux qui osent se laisser regarder par le Christ, « l’abîme de la miséricorde rejoignant l’abîme de toute détresse ! » Le Christ sur la croix est plongé dans toutes les forces de mort, pas seulement comme un symbole émouvant de la compassion de Dieu, mais comme un engagement réel dans la souffrance de chaque être humain, hommes, femmes, enfants de tous les temps. La réponse du Père au scandale du mal, on la découvre petit à petit dans la réponse du Fils sur la Croix. Nous sommes appelés à voir la croix comme signe de l’Amour car seul l’Amour a pu permettre au Christ de la porter. Seul, l’Amour pour le Père, l’Amour pour nous, porté jusqu’en son incandescence, poussé jusqu’aux extrêmes, descendant jusqu’aux enfers, peut justifier le scandale de la Croix. A l’Amour du Fils, répond l’amour du Père qui détruit et anéantit toutes forces de mort par la résurrection. De la Résurrection, nous en vivons déjà, telle des semences de Vie dans nos « aujourd’hui », mais c’est de nuit, dans l’attente de son accomplissement.
bmg