Pourquoi tant de monde l’écoute ? Pourquoi cette fascination de la foule pour ce prédicateur, guérisseur, fascination telle que l’on en oublie la faim et qu’on ne se soucie que de l’instant présent ? Jésus apporte quelque chose de nouveau. Sa parole est accompagnée de gestes de puissance : il guérit et libère. Par son enseignement, par ses guérisons, par le miracle de la multiplication des pains, Jésus va réanimer, vivifier un désir : celui d’une paix, d’une harmonie, d’une intimité, capables de contredire la misère du monde. Dieu va-t-il enfin libérer le monde de sa misère matérielle, morale et spirituelle ? L’être humain est un être de désir, il a faim, il a soif. Ce prophète qui accompagne son enseignement de gestes de puissance apaise faim et soif : faim et soif physique. Il nourrit miraculeusement ceux qui l’écoutent. Il répond au désir de communion entre les êtres humains et plus que cela, il ouvre au déir de la rencontre avec Dieu. Tous les niveaux de désir ont pu être rejoints : désir du corps certes, mais aussi désir d’amitiés mais plus encore désir de Dieu. L’homme est un être de désir et seul l’infini peut rassasier son désir le plus profond. Mon cœur te cherche Seigneur, mon cœur ne sera en paix que quand il reposera en Toi. Ethymologiquement, le mot désir vient d’une racine signifiant étoile. L’homme est mû par son désir d’infini. L’homme est orienté vers l’infini dont le symbole est l’étoile. En fait, il est attiré par l’infini de Dieu. Quand il quitte la visée, quand il quitte l’astre pour lequel il est fait, cela peut devenir un désastre et là aussi, c’est le sens éthymologique du mot désastre. Par son enseignement, ses guérisons et le miracle des pains, par son intimité avec la foule, Jésus annonce un monde pacifié, vainqueur du mal. C’est comme un oasis de paix et d’amour dans un monde violent et sans merci. C’est l’expérience du paradis où peuvent se vivre cohérence, bonté, beauté et harmonie. Plus qu’un lieu, le paradis, c’est ce qui se passe entre nous quand chacun est situé à sa juste place et que circule entre nous la communion dont la Source est Dieu lui-même. Pour Jésus poser l’acte de puissance de la multiplication des pains, c’est déjà mettre une pierre d’attente sur une autre Présence, c’est déjà faire le lien entre cette intimité que la foule partage avec lui et cette nourriture qui n’est pas seulement matérielle. Jésus déjà livre sa Présence, donne sa vie en nourriture à cette foule. L’acte de puissance de Jésus qui multiplie les pains prolonge et approfondit l’intimité avec le Christ et anticipe la présence eucharistique. L’Esprit Saint est le maître d’œuvre de la communion. Toute communion se construit à partir d’un désir. L’Esprit Saint agit dans notre désir d’harmonie et de cohérence. Il agit aussi dans un autre désir, celui du bien de l’autre. C’est le cas des disciples qui se préoccupe pour cette foule et qui se demandent comment la nourrir. C’est le cas de ce garçon qui accepte de partager ses cinq pains et ces deux petits poissons. Jean est le seul évangéliste qui donne la raison pour laquelle Jésus met fin sans ménagement à ce bonheur partagé avec lui. Il renvoie les foules, met les apôtres dans une barque et se retire seul sur la montagne. Pourquoi cette urgence de mettre fin d’une façon si abrupte à cette communion ? La foule a un autre déplacement à faire celui de l’humain au divin. Elle ne connait pas encore vraiment la faim pour Dieu, elle veut s’installer dans un monde réduit à la terre alors qu’elle est faite pour le Ciel. La foule veut faire roi Jésus pour qu’il chasse les romains, qu’il erradique toute souffrance, toute injustice dès maintenant.
À la vue du signe que Jésus avait accompli, les gens disaient : « C’est vraiment lui le Prophète annoncé, celui qui vient dans le monde. » Mais Jésus savait qu’ils allaient l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, lui seul.
Un autre déplacement sera nécessaire pour affronter la question de la mort, et en particulier celle du Christ. Ce passage sera proposé aux disciples, seulement les disciples. Il leur faut comprendre comment Dieu inaugurera ce monde nouveau, par la croix. C’est le sens du récit qui suit immédiatement le texte de la multiplication des pains
Jésus est en prière sur la montagne. Dans le cœur à cœur avec son Père, il va contacter un autre désir celui de son Père, celui d’une pierre d’attente pour les disciples : un geste de puissance qu’ils comprendront comme signe d’une nouvelle présence. Les disciples sont dans la barque. La tempête sévit. Instantanément, il est près des disciples, près de la barque, au milieu du lac. Il a surmonté surnaturellement la distance pour donner à ses disciples sa présence. Jésus révèle aux disciples comment il va surmonter la séparation qui se prépare, la séparation que la mort de Jésus provoquera. Comment se passer de la présence de Jésus, cette présence absolument nécessaire, vitale ? Jésus va révéler comment cette apparente rupture sera surmontée. En marchant sur les eaux, Jésus manifeste sa victoire sur le mal et la mort, dont la mer est le symbole. Ce qui est préfiguré ici, c’est la puissance de la résurrection. Christ domine, piétine les eaux de la mort pour donner sa présence. Le Père Mathieu Dauchez, directeur de la fondation Anack à Manille, oeuvrant au cœur de la plus profonde misère auprès des enfants des rues, dans son livre « Pourquoi Dieu permet-il cela ? », donne une clef. C’est vrai que la misère n‘a pas disparu ! C’est vrai que Dieu craque d’amour pour les enfants de la rue mais que fait-Il pour eux ? Pour Mathieu Dauchez, la présence du Chist dans les rues de Manille est évidente. Elle passe par le cœur de ces enfants livrés à la violence, la criminalité, la drogue, l’abus, la prostitution, l’indifférence et le mépris. Cette présence, il l’appelle résilience. Ces enfants font preuve de force d’âme, imprégnée de vrai courage. Ils encaissent les coups terribles qu’ils recoivent et gardent la tête haute. Je cite le Père Mathieu Dauchez : « La résilience est déconcertante car elle surgit dans l’épreuve comme un secours intérieur inattendu, un bouclier qui protège contre les flèches assassines de la désespérance… Les plus pauvres sont peut-être acculés par la misère, mais ils savent ouvrir leur cœur à cette amorce de résurrection. »
C’est dans la profondeur de notre cœur que maintenant Jésus est présent. Il nous faut vivre cette intimité avec Lui.
Si nous restons à la surface de nous-mêmes, la rencontre se fera dans le tourbillon de nos vies psychiques où s’agitent tous les mécanismes de défense, les troubles et les dysfonctionnements, et dans le choc de nos égoïsmes.
Si nous restons à la surface de nous-mêmes, notre volonté se fera volontariste comme si tout dépendait de nous. Certes, notre volonté est moteur dans la construction de la communion, mais livrée à elle-même, elle peine pour nous ouvrir à l’imprévu de Dieu.
Pour vivre le passage de l’humain au divin, notre volonté doit s’exercer et décider de s’abandonner à la volonté de Dieu. En Dieu, la volonté est habitée de la divine douceur et devient douce. « Elle veut sans vouloir, elle laisse aller, elle accepte la lassitude, elle ne se raidit pas contre l’inévitable. Mais elle tient le cap, imperturbable, elle maintient l’adhésion secrète à la vie, à l’amour, aux choses bonnes, à ce qui va venir et qu’il faudra vivre, et vivre bien.» [1]
Comment faire ces passages?
Je peux serrer les poings et les machoires et tel un super-héros m’accueillir come maître d’œuvre de ces passages. Or, je ne suis pas la Source, c’est le Christ qui est la Source. Dieu nous emmène au delà de nous-mêmes, pour puiser à la Source d’eau vive. Et si je m’abreuve à cette Source, je dois aussi décider d’être source pour l’autre. Nous somme invités à découvrir cette Source présente dans l’Eucharistie, d’en accueillir la vitalité qui m’invite à sortir de moi-même et à rencontrer l’autre avec justesse. Il m’est alors possible de devenir Eucharistie pour l’autre. La communion entre nous se reçoit de l’Esprit Saint, maître d’œuvre de cette communion. Travail de l’Esprit qui se joint à notre esprit. Travail de l’Esprit qui, des grains de blé que nous formons, fait de nous un seul pain.
Bmg
[1] L’épreuve ou le petit livre de la divine douceur, Maurice BELLET, Desclée de Brouwer 1992 page 32