« Les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus pour l’écouter.» Les Pharisiens ne comprennent pas la proximité de Jésus avec ceux là-mêmes qu’ils estiment ne pas être dignes de Dieu. Ils sont convaincus de l’incompatibilité totale entre Dieu et les pécheurs. Par conséquent si Jésus était de Dieu, il ne pourrait pas côtoyer des pécheurs. C’est la raison pour laquelle, Jésus raconte cette parabole pour leur faire découvrir un visage de Dieu qu’ils ne connaissent pas encore, le vrai visage de leur Père des Cieux. 

La parabole du fils prodigue est un petit chef-d’œuvre. Non seulement, elle porte à l’incandescence les thèmes de la miséricorde de Dieu mais invite au retour sur soi, au travail intérieur qui permet d’accéder au cœur profond pour plus de liberté. 

Tout d’abord, l’incandescence de l’amour divin. Tout au début de la parabole, il y a un meurtre : celui du Père par le fils cadet qui demande sa part d’héritage. Dans toute la littérature du Proche-Orient ancienne et contemporaine, il n’y a aucun exemple d’un fils qui demande son héritage à un père en bonne santé. C’est donc un véritable scandale. C’est comme s’il disait à son père : « pour moi, tu es mort » c’est l’offense la plus grave que l’on peut faire à son père. On peut mesurer ainsi la grandeur de l’accueil du Père au retour de son fils : il lui avait pardonné bien avant qu’il se repente : amour et pardon inconditionnel.

Le frère Marc aimait cette parabole. Il avait une grande idée de Dieu, une grande idée de l’homme, capable du retour à Dieu. Marc est arrivé à Cerfroid, Il y a plus de trente ans, accompagné de Moncef, premier captif libéré de la Bergerie, fils prodigue par excellence. C’est en prison que Moncef a initié un début de chemin de conversion. Il a été pris en charge par le Père Loïc Huygues-Despointes et l’Association Tibériade. Marc, bénévole de l’Association, est venu amener Moncef pour un séjour à Cerfroid. C’était la première prise de contact de Marc avec les trinitaires. A travers Moncef, Marc a pu être témoin de l’immense miséricorde du Père et, accompagnant Moncef, il a pu saisir la puissance de libération et de guérison du Seigneur. Comme dans le récit du fils prodigue, l’histoire de rédemption de Moncef avait commencé par un retour sur soi. Le récit de Luc décrit parfaitement le premier mouvement de conversion de Moncef. « Il aurait bien voulu se remplir le ventre de caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait. Rentrant alors en lui-même… » Manger la nourriture des cochons, pour le fils prodigue, impossible ! Il décide de ne pas descendre plus bas, c’est-à-dire au niveau des cochons. Grâce à ce retour sur lui-même, il prend conscience de la limite où il ne veut pas aller. 

Moncef vivait une grande misère, bien pire que celle du fils cadet de la parabole : misère physique, psychique et spirituelle. Comme le fils cadet, dans l’abîme de sa misère, Moncef est « rentré en lui-même ». Il a revisité toute son histoire et quelque chose en lui s’est ouvert. En prison, comme le fils prodigue devant l’auge remplie de caroubes destinées aux cochons, Moncef a dit stop à son errance. Un instant de lucidité a déclenché un mouvement de retour sur lui-même. Rien de vraiment spirituel, même si ce court instant a ouvert un espace intérieur et a permis de retrouver un désir mis à nu, longtemps enfoui mais de nouveau à vif : le désir de se respecter et de faire la vérité en soi.

Moncef a fait le chemin.  Marc a perçu cela et a été saisi du désir de s’engager dans une profonde quête spirituelle. C’est à Cerfroid que Marc a vécu une belle aventure, celle d’un voyage intérieur. A Cerfroid, pendant sept ans, l’intellectuel brillant qu’il était, s’est fait jardinier comme Charles de Foucault chez les Clarisses de Nazareth. Ce que l’on a appelé le jardin de Marc, à Cerfroid, en est le symbole. Marc s’est simplifié a fait le plein de la grâce qui lui a permis par la suite, d’être un cœur accueillant à la misère psychologique des patients de l’hôpital psychiatrique Henri Ey, à Paris, où il a été longtemps aumônier. J’ai d’innombrable témoignages de cela mais seul Dieu sait tout le bien qu’il a fait. Parfois, à St Leu, il me passait le relais mais jamais n’abandonnait qui que soit. L’immense bienveillance qui l’habitait pour tous ceux qui souffrent psychiquement, a été une bénédiction pour beaucoup d’entre eux ? Est-ce le fruit du voyage intérieur de Marc ? J’en suis persuadé. 

Un texte d’Edith Stein m’a confirmé dans cette conviction. Je la cite : « je regarde dans les yeux d’un homme et son regard me répond. Il me laisse entrer dans son intérieur ou me repousse. Il est maître de son âme et peut ouvrir ou fermer ses portes…Il peut y avoir une rencontre devant les portes ou une rencontre à l’intérieur. Si c’est une rencontre à l’intérieur, alors l’autre « je » est un « tu ». Le « je » a sa place propre dans l’âme, mais il peut être en d’autres lieux ; c’est l’affaire de sa liberté d’être ici où là. Le lieu où il se trouve a de l’importance pour la configuration de l’âme. Celui qui vit principalement ou exclusivement à la surface ne prend pas possession des couches plus profondes. Elles sont présentes mais pas actualisées… La personne n’a pas sa vie entièrement en main et ne vit pas une vie pleine. Elle n’est pas en état d’accueillir comme il convient ce qui lui vient de l’extérieur. Il y a des choses qui ne peuvent être accueillies qu’à partir d’une certaine profondeur et qui ne peuvent exiger que de là une réponse adéquate. Elle n’est pas en état de dialoguer avec ce qui se passe dans la profondeur d’elle-même, elle ne peut pas vivre de façon actualisée, aussi longtemps qu’elle ne se rend pas dans la profondeur. »  

Marc s’est rendu dans la profondeur de son être et a pu accueillir ce qu’il était profondément: un être capable d’une grande compassion. Ce faisant, il a pu accueillir de la même façon l’autre et en particulier celui qui souffre, spécialement les patients d’Henri Ey. Son voyage intérieur l’a amené à choisir la vie religieuse. De nombreux fruits, ceux de son apostolat l’ont confirmé dans cette voie.

Pour Marc, il y a maintenant quelques années, un tsunami a percuté de plein fouet cette belle cohérence, ce bel ordonnancement. Une maladie grave s’est invitée et ce fut le voyage de Job. Job perd tout : ses biens, ses enfants, ses appuis, ses repères, sa santé. La souffrance est telle que dans ce cas, il est vital de crier sa détresse, questionner Dieu, voire l’interpeller. Peut-on demander à Dieu de rendre des comptes ? Quand on est accablé, il arrive comme dans les psaumes de crier légitimement vers Dieu : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » « Seigneur pourquoi tu dors ? » Nombre de versets dans les psaumes nous invitent à dire notre souffrance à celui qui peut l’entendre, à savoir Dieu lui-même. 

Pour Job, au paroxysme de la violence de son cri, une mystérieuse ouverture se fait : « Je sais moi que mon libérateur est vivant, et qu’à la fin il se dressera sur la poussière des morts ; avec mon corps, je me tiendrai debout, et de mes yeux de chair, je verrai Dieu. » Meilleure connaissance de soi, audace d’interpellation, désir de comprendre, confiance en Dieu sont les fondamentaux du voyage intérieur. Sans jamais rompre la relation, Job au sein même de la tempête a accepté d’entendre la réponse de Dieu. Cette réponse on la devine à travers cette ultime phrase de Job: « je ne te connaissais que par ouïe dire mais maintenant mes yeux t’ont vu. »

Qu’a-t-il vu? Nous ne le savons pas !  C’est entre Dieu et Job. Sûrement une rencontre bouleversante de l’amour de Dieu, amour réparateur, matriciel dit Chouraqui. 

Que s’est-il joué entre Marc et Dieu. C’est dans le secret de leur cœur.  Frère Vincent a touché cela du doigt. Dans son extrême souffrance, Marc s’est senti abandonné bien que le Père Odon fût à ses côtés. Marc a plongé dans une grande détresse jusqu’au moment où frère Vincent s’est investi corps et âme, jour et nuit, à son chevet. Il a été la réponse de Dieu au cri de Marc ! Qui pouvait faire cela, sinon Vincent ? La grâce de Dieu a porté l’immense compassion dont Vincent a fait preuve pour son frère Marc. Marc lui a dit : « tu es mon rayon de soleil. Vincent ! » Comment rajouter quoique ce soit à ce cri du cœur !

Je crois que Marc sait maintenant que sa traversée de la vie sur cette terre a permis à beaucoup de trouver un sens dans leur propre vie. Je crois qu’il prie pour nous, nous qui prions pour lui! Je crois qu’il se délecte de la beauté du Seigneur ! Nous aimerions savoir où il est, comment il vit. Notre intelligence n’est pas suffisante pour le savoir. Seule, la poésie, dans son langage symbolique peut balbutier une réponse.  Alors petite excursion en langage symbolique :   Marc est dans son jardin, il prend soin de ses fleurs. Que contemple-il dans ce jardin ? Il contemple le cœur ouvert de Dieu, l’Amour dont il a toujours été aimée, un amour inconditionnel, infini, toujours nouveau. Marc sait qu’il est parfaitement aimée. Jamais rassasiée, il va de nouveauté en nouveauté, de commencement en commencement, vers des commencements qui n’en finiront jamais. Vous avez reconnu une partie de la citation de Grégoire de Nysse que je vais citer en entier :

« Ainsi, dans l’éternité du siècle sans fin, celui qui court vers Toi, (Seigneur) devient toujours plus grand et plus haut que lui-même, s’enrichissant toujours par l’accroissement des grâces (…) ; mais comme ce qui est recherché ne comporte pas en soi de limite, le terme de ce qui est trouvé devient pour ceux qui montent, le point de départ de la découverte de biens plus élevés. Et celui qui monte ne s’arrête jamais d’aller de commencement en commencement par des commencements qui n’ont jamais de fin. » Saint Grégoire de Nysse

Bmg