Nous avons tous en commun ce que le Père Jean-François Noël appelle le point aveugle. « Quoi ! tu regardes la paille dans l’œil de ton frère ; et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? Ou encore : Comment vas-tu dire à ton frère : “Laisse-moi enlever la paille de ton œil”, alors qu’il y a une poutre dans ton œil à toi ? Hypocrite ! Enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère. » Mt 7,3-5. Enlever la poutre qui est dans mon œil, mission impossible. Ce point aveugle est protégé par mes mécanismes de défenses. Sans entrer dans les détails, quelques manières de se protéger d’une souffrance souvent inconsciente : toute-puissance infantile, pseudo indifférence ( je m’en fous), fuite ( courage fuyons), le déni ( même pas mal), la projection ( la paille dans l’œil de l’autre), le clivage ( c’est pas moi, c’est ma main, dit l’enfant), l’idéalisation, le refoulement. Les symptômes peuvent être douloureux pour les autres, surtout pour les proches : colères, bouderies, arrogances, irritabilité, cyclothymie, etc. Ça crève les yeux pour les autres, je ne le vois pas chez moi. « Ce point aveugle demande à être abordé avec bienveillance, car il relève d’un mécanisme de défense, qui protège l’accès à l’intimité. Et cela ne sert à rien de le dénoncer frontalement. » La première étape du travail sur soi demande courage et humilité : c’est prendre conscience de ce qui me trouble ou plutôt de ce qui trouble les autres dans mon comportement. La deuxième étape, c’est le travail sur soi, souvent à l’aide d’un tiers qui a pu se confronter à son propre point aveugle et qui a cultivé l’art d’interroger son propre refoulé, son « non interrogé », territoire inconnu et menaçant que l’artiste, personne-ressource qui me soutient a pu apprivoiser pour son propre compte. « On ne peut pas se trahir indéfiniment. Pour autant, la levée du point aveugle demande du tact et de la pudeur … Le principe de la révision n’est pas d’étendre sa connaissance de soi, mais d’apprendre à savoir faire avec soi-même. »
Vous connaissez le fameux adage jésuite « pas sans Dieu, pas sans moi, pas sans les autres. », S’appuyer sur ce triptyque, c’est accepter le travail sur soi à ce triple niveau.
Pas sans les autres, cela semble évident. Je ne parle pas uniquement de la personne ressource qui m’apprend avec tact et délicatesse à nommer mon point aveugle. Je parle de tous ceux que je rencontre dans toutes les situations de ma vie. Mon Père maître des novices me disait : « la véritable ascèse, c’est la communauté. Elle me renvoie à mes défauts. Certes la confrontation est parfois douloureuse mais, comme les galets roulés par la mer, chacun s’arrondit et grandit »
Pas sans moi. Les personnes en grande souffrance psychique peuvent être nos maîtres. Je pense à Véronique Dufief, prof de littérature à l’université de Dijon, diagnostiquée bipolaire. J’ai eu la chance de faire une émission de radio avec elle. Nous répondions aux questions des auditeurs. Je reconnais la voix de quelqu’un que j’accompagnais qui pose alors cette question : « j’ai des angoisses terribles. Quand cela arrive, je suis complètement démunie. Pouvez-vous me donner un conseil à ce sujet ? Elle répond « ma fille est une dompteuse de lapin. Je lui ai offert un lapin et le lapin fait exactement ce qu’elle lui dit de faire. Moi je suis une dompteuse de pieuvre menaçante et repoussante. » Elle précise alors « Cette pieuvre, c’est mon angoisse, je lui parle, la mets à bonne distance et petit à petit, j’arrive à l’apprivoiser. Je la confie à Dieu, ça m’évite beaucoup de souffrance ». Oui pas sans toi, Seigneur, car toi seul, vois clair en nous. « Que veux-tu que je fasse pour toi ? », demandes-tu à l’aveugle, comme si cela n’allait pas de soi.« Seigneur, fais que je vois ! ». Ne crains pas de mettre de la boue sur mes yeux, de la nuit sur ma nuit, pour déchirer le voile qui enferme mon cœur. Fais que je vois comme toi tu vois. Fais que je pleure pour voir plus clair. Fais que mon cœur saigne quand l’autre souffre silencieusement du dedans. Fais que je vois ton temple dans le corps de mon frère. Fais que je vois frémir le ciel entier devant un homme à terre. Fais que je regarde sans honte ni trouble au visage la croix où tu t’offres. Fais que je comprenne cette phrase mystérieuse de Jésus : « Il fallait que le Christ souffrît pour entrer dans sa gloire. » Fais que je ne comprenne pas à contre-sens la nécessité de la Croix. Il est difficile sans la foi de comprendre de quelle nature est cette nécessité ? Comment en effet reconnaître que le Messie doit souffrir et être mis à mort, alors qu’on attend de lui la cessation de nos maux ? La croix, non pas une fatalité ni une réparation pour apaiser le courroux du Père, non pas « c’était écrit, programmé » mais la nécessité d’une visitation du mal, du malheur de tout homme par Dieu lui-même. Christ veut nous libérer de la souffrance. Pour cela, il consent à la prendre sur Lui pour nous en extraire. Christ l’assume par Amour de son Père et par Amour pour nous. C’est la cohérence du dessin bienveillant de l’Amour divin, c’est la nécessité de l’Amour. Pour nous entraîner au-delà de la mort, dans la lumière de la Résurrection, il fallait qu’il traverse lui-même la mort. Pour inaugurer l’humanité qui connaît le Père, il fallait qu’il vienne nous révéler le vrai visage de Dieu sur un visage d’homme : « Qui m’a vu a vu le Père ». Ce scandale de la croix qui est sagesse de Dieu exprime la pensée et la pédagogie de Dieu. Le détour par la croix, pour qu’arrive la gloire de Dieu, est peut-être surprenant. Il n’est pas un changement de la part de Dieu. Il n’est pas un échec de Dieu. Dieu assume toutes les limites et toutes les conséquences de la liberté humaine. Dieu m’invite à grandir. Comment ne pas répondre à cette invitation de toute la force de mes prises de conscience, de toute mon humilité, de toute ma lucidité, de tout mon amour pour mes frères et pour toi Seigneur.
Bmg