Isaïe, en 400 avant Jésus Christ, invite à la joie dans un contexte catastrophique du retour d’exil. Il invite à la joie des gens déçus, frustrés, en pleine désillusion. Curieusement, c’est toujours dans les moments d’affliction que le prophète invite à se réjouir comme si la joie pouvait se trouver au creux de la détresse. Comment susciter une joie dont on se sent si éloigné ? La réponse à ce dilemme, c’est que Dieu console. Oui ! Mais comment ?

« Réjouissez-vous, parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. » La réponse est-elle uniquement dans le Ciel ?

La béatitude proclamée dans l’évangile de ce jour s’adressent aux soixante-douze envoyés en mission pour apporter la paix… guérir…: c’est très concret, c’est bien terrestre. La réponse inscrite dans les Cieux est donc aussi inscrite sur la terre.

Il y a deux catégories de gens dans ce texte, les soixante-douze qui marchent sur la route de Palestine et ceux qu’ils rencontrent dans les maisons. Ceux qui marchent n’ont rien, sinon un bien immense à apporter : la paix. Ceux qui sont dans les maisons ont ce qu’il faut pour vivre, mais peut-être ont-ils faim d’autre chose. Alors la rencontre est possible quand chacun connaît sa véritable faim.

Il y a en l’homme une vie souterraine qui échappe partiellement à la conscience, c’est l’inconscient. L’inconscient échappe. Cependant, il est une réalité en soi qu’il faut apprendre à accepter et à aimer. Dans l’inconscient, il n’y a pas que du pulsionnel et de l’affectif. Existe dans la profondeur de notre être, ce que certains psys appellent l’inconscient d’en haut, la partie la plus spirituelle de l’homme.

La dimension spirituelle est le lieu de la lumière. Là, je peux comprendre et discerner ce qui m’arrive. Il est le lieu du choix radical, là où je trouve la force de poser des choix. Dans cette partie spirituelle, réside en l’homme un trésor, c’est le centre de l’âme. C’est là qu’il est image de Dieu qu’il est participant de la divine nature . (2 P 1, 4). Tout homme porte en lui ce sanctuaire inviolable, cet infracassable noyau. Cela signifie concrètement qu’il y a dans l’homme un lieu, une zone d’innocence, un sanctuaire que nul ne peut abimer.

Le niveau psychologique est le lieu où nous sommes aux commandes. Pourtant la tempête peut y sévir. La confusion peut s’installer. Le cérébral, l’affectif, l’image que j’ai de moi,  l’image que je veux donner aux autres, lieu de la mésestime de soi, de la honte, de la culpabilité m’emmène là où je ne voudrais pas aller. Heureusement, c’est le lieu où je peux travailler sur moi, comprendre, prendre conscience, accepter, désirer pardonner, c’est le lieu où je peux devenir sujet de ma vie, c’est le lieu de ma liberté. C’est le lieu des lentes maturations.

Le corps a son propre rythme. Il est comme un fusible, une parole qui dit, qui crie et qui s’apaise quand toutes tensions retombent. Il dit vrai. Il a besoin qu’on en prenne soin.

Être épanoui dans son humanité, c’est consciemment ou même inconsciemment vivre à partir de la partie la plus spirituelle de l’être. Ne plus vivre de cette profondeur, c’est vivre divisé.

Winnicott parle de personnalités peu profondes, fondées sur le déni de la réalité intérieure. Être homme, c’est au contraire accepter qu’en nous, tout a une profondeur : nos émotions, nos pensées, notre volonté, nos désirs, notre souffrance, tout a du poids. Cette profondeur fait peur. L’agitation, les lumières de la ville, la radio, la TV allumée en permanence constituent pour l’homme une manière de se fuir lui-même.

Pourquoi ne pas plonger dans cette profondeur ? C’est là notre véritable ciel. La peur, l’angoisse, toute sorte de trouble me laisse à la superficie de mon être. Que fais-je découvrir dans cette plongée ? Comment sortir de la peur psychologique ? Certaines personnes très troublées ont du mal à traverser cette peur et cependant elles vivent souvent de cette profondeur. L’une d’elle me disait : « quand j’essaie de plonger en moi, je ne ressens que tristesse et fatigue. Mais au-delà, je devine quelqu’un, c’est sûrement moi. »

Dans cette expérience de plongée en elle-même, Thérèse de Lisieux raconte :

« Le calice était rempli d’amertume mais au fond du calice, il y avait la paix. »

 

Une dame âgée habitant le 16ème arrondissement, avait tout pour être heureuse : un mari attentionné, des filles pleines d’amour pour leur mère mais souffrant d’une dépression mélancolique ( paroxysme de la dépression), elle vivait au fond d’elle une tristesse abyssale. Elle était hospitalisée à Sainte Anne, hôpital psychiatrique parisien dont j’étais l’aumônier. Elle me demande la communion. Je lui lis le texte de l’évangile et lui demande si elle a été touchée par ce qui vient d’être lu. Sa réponse a été : « ça a coulé sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard. » Je lui pose alors la question : « recevoir l’Eucharistie ne vous a fait ni chaud ni froid ? » – En effet l’effet, c’est « pas d’effet », m’a-t-elle répondu. » Je lui demande alors : « Pourquoi m’avez-vous demandé la communion. Réponse : « pas de ressenti ne veut pas dire qu’il ne se passe rien au fond de mon cœur. Je crois que Dieu y agit mais je ne le perçois pas ».  Quelle intuition ! Il existe en chacun de nous une autre réalité que le ressenti. Oui ! Joie et peine peuvent vivre ensemble mais parfois à des niveaux différents. Pour le commun des mortels, joie et peine, c’est l’un ou c’est l’autre ! C’est la joie ou c’est la peine, mais pas les deux ! Autre chose : peut-on traverser l’épreuve de la souffrance, sans perdre ni la paix, ni la joie ? Comment affronter la souffrance sans que cela annule toute joie en nous ? C’est extrêmement difficile. Affronter notre propre souffrance, celle de nos proches, et rester dans la joie, mission impossible. Quand le chemin semble impossible, avec Dieu, l’impossible devient le chemin. Plus profondément que la tristesse, plus profondément que la dépression, une joie possible qui vient de Dieu mais c’est parfois de nuit. Cette joie qui vient de Dieu, est une joie solide inaliénable vécue dans la profondeur du cœur. Le Seigneur nous révèle et nous livre le secret de sa joie si pure et si sainte. La joie du Seigneur, c’est d’abord le fruit de son union au Père. Jésus veut que sa propre joie passe dans le cœur de ses disciples et qu’elle devienne leur et ce, jusque dans le malheur.

Il nous faut accepter de voir nos contradictions qui font obstacles à la joie que Dieu veut livrer dans notre cœur. La Parole de Dieu vient toucher nos propres résistances à l’amour de Dieu. Prendre conscience de ce qui nous divise intérieurement peut provoquer des pleurs. Mais il y a aussi la joie, la joie de la rencontre.

Forts de ces quelques clés, nous pouvons tenter de saisir ce qu’a été la mission de Saint Jean de Matha. Cet enfant de la vallée a été bienfaiteur de l’humanité. La souffrance qu’elle soit celle du corps maltraité, qu’elle soit psychique et même spirituel a été pour Saint Jean de Matha comme un appel à réparer, consoler, libérer.

« Paix à cette maison ». Oui mais quand la paix a été percutée, fracassée. Que faire ? l’époque de Saint Jean de Matha est marquée par la confrontation violente entre chrétienté et Islam. Nous sommes à la fin du douzième siècle. Jean, enfant, a été troublé par ce que l’on racontait des croisades, des razzias, des enlèvements sur la mer. La vallée de l’Ubaye n’a pas été épargnée. Très souvent les Maures tel qu’on les appelait à l’époque, s’infiltraient dans la vallée et enlevaient pour la rançon qui, un père, une mère, un fils, une fille, qui un époux, une épouse qui, un ami, un cousin. Personne n’était épargné. Alors, pour les victimes, tout basculait : l’horreur s’invitait pour celui qui avait été enlevé et un immense chagrin pour les proches qui savaient ce qui les attendait.

Comment dire à tous ces êtres en détresse « Paix à cette maison », c’est-à-dire que ton corps en souffrance, que ton psychisme en détresse, que ta vie spirituelle soient confortés , réparés ? Comment sortir du chaos ces prisonniers dont le corps est enfermé, torturé, nié, dont le psychisme est dévasté, la détresse insoutenable, dont la confiance en Dieu ébranlée ?

Combien ça coûte un être humain ? Pour Jean chaque être humain a un prix inestimable, celui de l’Amour du Christ. Sa mission sera de répondre au désir du Christ d’envoyer des religieux trinitaires en Afrique du Nord libérer les Captifs de leurs geôles. Oui mais comment ? Ils feront la route vers ceux qui souffrent de captivité avilissante, eux-mêmes désarmés, montés sur des ânes et non des chevaux, prêts à mourir comme le Christ ou à être enfermés à leur tour, en échange d’un prisonnier. Les « frères aux ânes » tels qu’on les surnomment amènent avec eux une rançon. Saint Jean de Matha fondera la première ONG. Une bulle d’Innocent III, exempte les frères de payer les péages sur les routes et les ponts. Les templiers ont inventé les lettres de change. De commanderie en commanderie, les fonds seront acheminés à bon port. Puis surviennent les interminables pourparlers où se joue comme aux jeux du « chat et de la souris » la libération du chrétien emprisonné. Parfois, tout semble bloqué et à la dernière minute un don inespéré vient ouvrir les portes de la geôle et souvent à l’invocation de Notre Dame du bon remède, représentée dans la tradition de l’Ordre avec une bourse.

Oui mais aujourd’hui ? Dieu agit dans nos cœurs. Permettez-moi un témoignage personnel. A la fin des années 90, j’étais aumônier d’un centre hospitalier. En lien avec les aumôneries de Paris, nous avions organisé un séjour d’une semaine à Faucon pour les malades du SIDA, qui à l’époque se préparaient à la mort. L’un d’eux organisait l’atelier « bouquets liturgiques ». A Rungis, alors que nous achetions le matériel, je lui ai parlé de la louange que pouvait constituer un bouquet liturgique. Il m’ a dit : « dans la mort, dans laquelle nous sommes plongés, impossible de louer ».

Je ne l’ai pas cru. La suite m’a donné raison. Il s’agissait juste de croire à l’impossible. C’est de nuit et c’est difficile. Peut-être peut-on croire que c’est impossible mais avec Dieu, mystérieusement la nuit devient lumière, même si les ténèbres semblent avoir englouti cette lumière. Croire, faire confiance même à l’arraché. Des petits miracles ont eu lieu. José, champion de boxe qui s’est mis à dévorer alors qu’il ne mangeait plus, Tonio ancien toxicomane qui grimpe à toute vitesse, sans prévenir, dans les éboulis alors que l’on faisait tranquillement le tour d’un lac de montagne. Après son shoot à la vie, il est redescendu sans encombre par le même chemin. Ce mieux-être n’est que la partie immergée d’un travail enfoui qui nous échappe, c’est celui du Seigneur qui attend de nous un acte de foi pour agir.

Saint Jean de Matha, bienfaiteur de l’humanité, dont la statue trône devant la mairie nous le dit avec force. C’est sa joie de voir le village rassemblé à l’occasion de sa fête.

Bmg