N’est-ce pas étonnant un maître qui part sans laisser d’adresse, ayant confié une somme considérable à trois de ses serviteurs ?  Un talent équivaut à 600 jours de travail. La somme totale que le maître confie à ses gérants, est colossale, en fait, c’est toute son immense fortune. L’expression « suivant leur capacité » sous-entend que le maître a évalué ces serviteurs, qu’il les connaît bien et qu’il sait ce dont ils sont capables. Il fait confiance. Il laisse ses gérants sans aucune directive et de plus, il s’absente très longtemps. Ils ont donc carte blanche. Pourtant, ce maître est tout sauf laxiste. Le récit montre qu’il est très exigeant ! « Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint et il leur demanda des comptes. » A la fin de la parabole, la sentence contre le serviteur « indigne » est d’une violence inouïe. « Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents !» Le maître attribue les talents en fonction des capacités. Mathieu ne donne que peu de précision sur ce que sont les capacités. Essayons de préciser. Dans l’évangile, quels sont ceux qui accueillent les enseignements de Jésus, ses miracles, ses guérissons, ses libérations ? Les chefs religieux ? Les autorités politiques, les pharisiens qui étaient de bons observant religieux ? Non ! C’était surtout ceux qui sont fragiles : les pauvres, les malades, les mal aimés. Jésus leur donne la santé, la libération, le désir de vivre, de le suivre. La fragilité peut favoriser la capacité d’accueil. Ces pauvres sont blessés et dans leur blessure, il y a comme un terrain plus tendre, comme une vulnérabilité.  La rencontre y est vitale, importante. La personne blessée aspire à une aide, un soutien. Elle a besoin d’une grâce. Elle s’ouvre à plus qu’elle-même et reçoit un cadeau, un talent. Le talent n’est pas en fonction des dons naturels mais en fonction d’une capacité d’accueil, c’est à dire d’une ouverture du cœur, d’une disponibilité à l’accueil d’un bien surnaturel. C’est la capacité à accueillir quelque chose d’autre que soi, un bien qui vient d’ailleurs. Ce bien est autre. Suis-je capable de l’autre, capable de l’Autre, capable de Dieu.  Accueillir l’autre au risque du déplacement, au risque du bouleversement, au risque de la conversion. Voilà l’enjeu !

J’ai entendu le récit d’une jeune handicapée. C’est son père qui raconte.  « Dans une profonde perspicacité, ma fille handicapée comprend qu’un prêtre, invité dans la maison familiale, ne va pas bien. Alors qu’en rien cela lui est habituel, elle va s’occuper de ce prêtre en détresse en lui prodiguant des gestes d’affection comme si elle avait perçu que sa mission était de le rendre à lui-même. Elle a même dansé avec lui ! Effectivement, les soins apportés par cet enfant, véritable thérapeute, donne tout son fruit et c’est, rendu à la vie de son sacerdoce, que ce prêtre put repartir en mission ». Lytta Basset abordant le sujet de la fragilité préfère le terme de fragilisation. Chaque être humain a, un jour, à se confronter à cette possible fragilité. Nous comprenons mieux qu’il n’y a pas d’un côté ceux qui sont normaux et ceux dont le « métier » est d’être fragile. Fragilité permanente et visible pour certains, fragilités en devenir pour d’autres, fragilités humaines souvent très visibles mais fragilité spirituelle moins évidente, nous avons tous en commun cette fragilité de l’être. C’est souvent grâce à nos fragilités reconnues et travaillées que nous sommes en capacité d’accueillir la grâce.

Seigneur, augmente en nous la foi pour que nous puissions accueillir les talents que tu nous donnes !

Les trois serviteurs n’ont pas tous la même capacité d’accueil. « A l’un il remit cinq talents, à un autre deux talents, au troisième un seul talent, à chacun selon ses capacités ».

Le premier serviteur à qui le maître donne cinq talents à une grande disponibilité. Il a donc une grande responsabilité, 5 talents équivalent à 30 000 jours de travail.

Les talents ne sont pas des dons naturels, comme l’intelligence, l’esprit d’entreprise, la réactivité à l’événement, l’éloquence, la capacité artistique. Les talents, c’est autre chose. Ils sont confiés mais n’appartiennent pas à la nature de celui qui les a en gérance. Qu’est-ce donc ces talents ?  Un talent n’est pas une chose inerte. La nature des dons confiés est de porter du fruit. C’est une grâce qui leur est proposée, une grâce de vitalité, la grâce d’un dynamisme, d’une fécondité. En fait, il s’agit de quelque chose qu’ils n’avaient pas, un bien précieux, important, vital qu’ils n’ont pas en propre et qu’il leur faut recevoir.  C’est là que réside leur responsabilité, ils sont responsables de la manière dont ils vont utiliser ce bien si précieux. Les deux premiers ont joué le jeu du dynamisme donné et reçu et ils ont pu transmettre.

D’où le jugement très positif pour les deux premiers. « Très bien serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître ».

Pour le 3ème serviteur, le maître est tranchant, sans nuance dans son jugement, d’une dureté inouïe. Dans toute parabole, la dureté du maître n’est pas à comprendre comme une condamnation sans appel. Ce qui serait contradictoire avec la révélation d’un Dieu qui aime mais la parabole veut mettre le focus sur ce qui est essentiel dans nos vies. Le serviteur « bon à rien » n’a pas compris ce qu’était le talent qu’on lui confie et qui lui confiait son talent. Il est allé le cacher dans la terre. Un talent, c’est 25 kg et il faut creuser profond si l’on veut le mettre en sécurité. Qu’est ce qui empêche ce gérant de considérer le don reçu comme une énergie de vie à transmettre, à rayonner autour de soi dans une grande lumière ; tout le contraire de l’enfouissement ? c’est la peur qui empêche l’ouverture !

Le serviteur qui n’a reçu qu’un talent dit qu’il a peur de son maître, c’est la raison pour laquelle il l’a enfoui dans la terre. Enfouir, enterrer le don qui lui est confié n’est-ce pas choisir la mort par peur de la vie ? Mais de quelle vie s’agit-il ? La vie que l’on n’enfouit pas, en fait la vie pour l’autre. Ce gérant hanté par la peur doit travailler pour son maître, innover, faire du neuf, aller à la rencontre, comprendre les événements, anticiper, s’ouvrir, faire confiance en celui qui vous fait confiance. Pourquoi n’y arrive-t-il pas ? la peur !

Et moi, suis-je responsable de mes peurs qui me paralysent ? D’où viennent-elles ? Il me faut les nommer. La peur me pousse à enterrer mes forces de vie. Refouler, enfouir, tuent la vie. C’est le mouvement contraire qui donne la vie. De notre terre doit jaillir le dynamisme qui porte la vie. C’est toute la question de la vie intérieure. L’homme a une vie intérieure. C’est ce qui le spécifie dans la création. L’homme a non seulement une intériorité psychologique où se jouent les sentiments où l’on fait l’expérience de la vérité, où se prennent les grandes décisions mais il existe aussi un domaine encore plus profond : le domaine spirituel où le Christ vit dans le croyant. Il est le lieu de la lumière, parfois enfouie, il est le lieu du choix radical, là où le croyant trouve la force de poser des choix. Il semble souvent inaccessible quand le trouble envahit tout l’espace ou quand les blessures ont été trop destructrices.

Ce domaine n’est pas là de lui-même comme une région appartenant à la nature de l’homme mais le Christ la crée dans le mystère de la nouvelle naissance : c’est dans cette intériorité que se vivent la foi et l’espérance, également une plus grande capacité à aimer, aimer plus profondément, plus largement.

Quand la foi et la fidélité disparaissent, cette intériorité disparaît aussi. Alors apparaît un homme qui a perdu un domaine vital et ne comprend plus rien au message du Christ.

C’est un enfouissement stérile dictée par la peur. Soyons « capable de Dieu », le Dieu révélé par Jésus-Christ, Christ qui, dans le sacrifice eucharistique, ne cesse de mettre un comble à son amour en nous aimant jusqu’à l’extrême.