Deux passages nous sont proposés, le premier c’est ce qu’incarne Saint Jean Baptiste, lui le dernier prophète, habillé comme Elie, se nourrissant de sauterelles, de miel sauvage. Il est à l’articulation de l’Ancien et le Nouveau Testament et nous aide à sauter le pas : se convertir ce n’est pas seulement suivre les préceptes de la Torah, c’est aussi accueillir cette nouveauté qui vient. Il nous reste à vivre le deuxième dépassement. Que ce qui a été accompli dans l’Incarnation, la Passion et la Résurrection de Jésus, soit accueilli dans la chair de notre vie. Le Christ est venu apporter sur cette terre le Royaume, c’est la mission de l’Esprit Saint qui nous permet de nous approprier cette nouveauté. Le troisième testament c’est nos vies en accord avec la révélation et éclairées par L’Esprit Saint, avec notre collaboration et notre consentement. Deux dépassements donc : le premier, du premier Testament au Nouveau Testament, accompli en Jésus-Christ, le deuxième, du Nouveau Testament à l’intégration dans nos propres vies, travail plus spécifique de l’Esprit saint. Ce qu’annonce Jean-Baptiste, c’est la nécessité de la conversion pour le premier passage, pour l’accueil du Nouveau testament. Jean-Baptiste nous initie à cet effort. Il nous permet ce premier passage car sa personne et son message résument l’Ancien Testament et nous ouvre à la radicale nouveauté qu’est l’Évangile. Le deuxième passage nécessite non seulement d’être ouvert à cette radicale nouveauté mais plus que cela d’entrer dans la patience de Dieu. Cette patience de Dieu avait déjà été révélée dans l’Ancien Testament, patience de Dieu et impatience du côté des hommes. En français, le mot patience a la même racine que pâtir (subir une souffrance). En hébreu biblique, le mot n’existe pas en tant que tel. Être patient se dit « avoir un long souffle », par opposition aux impatients qui ont le « souffle court ». L’impatience humaine se manifeste d’abord dans la souffrance (esclavage, traversée du désert) et certains psaumes expriment leur impatience face aux méchants qui triomphent. Dans ces psaumes, l’innocent dénonce les violences et réclame justice. Dieu tarde ! Pourquoi ne répond-il pas immédiatement à cette supplication légitime. ? Il offre un temps de latence au cours duquel l’homme affronte, s’exerce à la patience et s’ouvre dans son cri vers Dieu à plus que lui-même. Le pâtir, la patience s’apprend et peu à peu, de rumination en rumination, d’acceptation en acceptation, le croyant cesse d’être uniquement tourné vers lui-même. C’est l’une des interprétations des quarante ans passés au désert. C’est le temps qu’il a fallu aux Hébreux pour prendre conscience des souffrances et des conséquences occasionnées par la période d’esclavage en Égypte. Tant qu’ils n’ont pas accompli ce travail, ils ne peuvent pas entrer dans la Terre promise. Ils ont besoin d’un temps de maturation. C’est aussi le temps qu’il nous faut pour panser nos blessures. Il y a là une pédagogie divine. Le peuple a du mal à renoncer à son impatience et à entrer dans la patience de Dieu. Ils murmurent contre Dieu et Moïse. Ils ont « le souffle court » ! Ils veulent que le salut advienne tout de suite, ils ne veulent plus attendre. On ne doit pas hâter la venue du messie ni la fin des temps, cela appartient au Seigneur. L’étude de la Torah permet d’entrer dans la patience de Dieu mais l’impatiente n’est pas mauvaise en soi. Jean-Baptiste est loin d’être patient, il pratique une saine impatience et aura dans sa prison à entrer dans la patience de Dieu. Il existe bien une saine impatience : celle qui mobilise des hommes et des femmes pour lutter contre les injustices, la pauvreté, les discriminations. Faut-il condamner l’impatience de l’homme, son souffle court ? L’homme suffisamment en bonne santé cherche la cohérence, l’harmonie et la beauté. C’est ce que le deuxième Isaïe exprime dans un langage poétique : le désir d’un monde pacifié par le Seigneur lui-même. L’homme en bonne santé vit une saine impatience car il se vit en confrontation avec un monde qui souffre et particulièrement, la souffrance innocence est pour lui un immense scandale. Surtout que cette saine impatience ne s’émousse pas et qu’elle ne contredise pas notre légitime indignation et action afin de mettre plus de justice en ce monde. Mais parfois ce vrai désir de justice et de paix se dilue dans une triste résignation. C’est cela la mauvaise impatience. C’est elle qui nous fait passer à côté d’autrui et de nous-mêmes. Voyons-nous vraiment le monde, voyons-nous vraiment la misère du monde ? Comment occultons-nous la réalité de ce monde ? Indifférence, violence, bons sentiments, mépris, condescendance, idéologie sont comme la matière première de notre art à fuir la réalité de ce que nous ne voulons ou ne pouvons pas voir. Nos propres mécanismes de défenses nous privent d’une partie de notre acuité visuelle. On ne regarde plus, on n’écoute plus. Il y a, en nous, une tension, une avidité jamais apaisée ni satisfaite. On est pris dans un engrenage qui nous fait passer à côté du moment présent. Rééduquer notre regard par notre vie intérieure pour voir plus et mieux est passionnant car cette nouvelle naissance à travers ce nouveau regard nous fait grandir en humanité. Voulons-nous voir, voir par exemple cet homme-là, oui cet homme au coin de la rue ou cette femme dont le comportement bizarre au travail nous effraie ou ce proche dans notre propre famille qui nous dérange tellement ? Nous ne les voyons pas parce que nous n’avons pas de solution et que nous ne savons que faire pour eux ! Nous ne voyons pas la misère parce qu’elle nous contredit dans notre volonté de maîtrise et nous renvoie à notre propre misère. Pour commencer, acceptons tout d’abord de voir, même si la souffrance de l’autre nous renvoie inconsciemment ou non à nos limites et à notre propre misère moins visible, plus intérieure mais bien réelle ! C’est alors seulement que nous pourrons entendre comme un appel, comme une invitation à l’espérance : simplement accepter de regarder la misère, simplement accepter d’être touché par elle et ouvrir en nous notre humanité à l’espérance. Espérer en cet homme-là, cette femme-là ou encore en cet enfant, dont nous aurions tendance à désespérer, n’est pas spontané. C’est un don, fruit d’un travail intérieur qui nous pousse à aller plus loin, à nous laisser transformer par l’action de Dieu pour que notre regard s’ouvre. Alors, si Dieu veut, nous verrons vraiment…Alors nous saisirons dans la misère de cet homme-là, de cette femme-là ou de cet enfant, grandeur et dignité.
Nous sommes à l’école de la patience et c’est Dieu qui nous l’enseigne. Nous consentons à la durée et à un travail intérieur. Peu à peu, nous prenons conscience des sentiments et des émotions négatifs qui nous habitent (l’angoisse, le sentiment d’absurdité, le désir de vengeance). Les inquiétudes qui sont en nous sont souvent positives, elles nous obligent à rester sur le qui-vive. Être patient ne doit cependant pas empêcher de constater les injustices et le malheur et de contribuer à les réparer. Vouloir comme Dieu veut, alors nous ferons l‘expérience de ce que Maurice Bellet appelle la divine douceur. Je le cite : « En Dieu, la volonté est pétrie par la grâce. Habitée de la divine douceur, [elle devient] douce. Elle veut sans vouloir, elle laisse aller, elle accepte la lassitude, elle ne se raidit pas contre l’inévitable. Mais elle tient le cap, imperturbable, elle maintient l’adhésion secrète à la vie, à l’amour, aux choses bonnes, à ce qui va venir et qu’il faudra vivre et vivre bien. »
bmg