J’ai reçu dans ma chair une écharde, un envoyé de Satan qui est là pour me gifler, pour empêcher que je me surestime. Par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi. Mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. C’est pourquoi j’accepte de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les situations angoissantes. Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort.
À quoi Paul fait-il allusion en parlant de cette écharde dans sa chair ? Nous ne savons pas mais ce qui est clair, c’est qu’il a demandé à être débarrassé de quelque chose qui le gênait autant qu’une écharde dans la chair. Il a dû prier et prier et voilà qu’un jour la lumière lui est donnée : « non, Paul, tu garderas ça et grâce à cette écharde, tu pourras encore progresser. Pourquoi, comment ? Si nous ne savons pas ce qu’est l’écharde dans la chair de Paul, par contre, nous connaissons très bien les nôtres ! »
Il y a un grand risque à ne pas nommer sa fragilité. Ne pas en faire un lieu de vulnérabilité à la grâce, c’est se passer de Dieu ! La pauvreté de Paul, sa fragilité va l’obliger à se tourner en permanence vers Dieu, de compter sur lui. Il en va de même pour nous, c’est le fait que Dieu nous demande de dépasser notre nature, chose impossible à nous qui ne sommes pas des sur-hommes. Nous avons donc à puiser en Dieu ce que nous n’avons pas en nous. Et quand on compte sur Dieu, quand on puise en Dieu, on devient capable d’accomplir des merveilles ! C’est ce que Jean de Matha a pu laisser comme témoignage.
L’époque de Saint Jean de Matha est marquée par la confrontation violente entre chrétienté et Islam. Jean, enfant, a été troublé par ce que l’on racontait des croisades, des razzias, des enlèvements sur la mer. La vallée de l’Ubaye n’a pas été épargnée. Très souvent les Maures tel qu’on les appelait à l’époque, s’infiltraient dans la vallée et enlevaient pour la rançon qui, un père, une mère, un fils, une fille, qui un époux, une épouse qui, un ami, un cousin. Personne n’était épargné. Alors, pour les victimes, tout basculait : l’horreur s’invitait pour celui qui avait été enlevé et un immense chagrin pour les proches qui savaient ce qui les attendait.
Comment sortir de cette tragédie ? La guerre ? Les croisades ont échoué. 1153, c’est la date de naissance de Jean de Matha à Faucon. 1187, c’est la reprise de Jérusalem aux croisés et la chute presque totale du royaume de Jérusalem par Saladin. Autant dire que Jean, adulte, a été marqué par cette défaite. Les débats théologiques. Les mots échangés ne peuvent construire aucun passage d’une théologie à une autre. C’est l’échec total. Il reste l’humain. Combien ça coûte un être humain. Pour Jean, chaque être humain a un prix inestimable, celui de l’Amour du Christ. Sa mission sera de répondre au désir du Christ d’envoyer des religieux trinitaires en Afrique du Nord libérer les Captifs de leurs geôles. Oui mais comment ? Ils feront la route vers ceux qui souffrent de captivité avilissante, eux-mêmes désarmés, montés sur des ânes et non des chevaux, prêts à mourir comme le Christ ou à être enfermés à leur tour, en échange d’un prisonnier. Les « frères aux ânes » tels qu’on les surnomment amènent avec eux une rançon. Saint Jean de Matha fondera la première ONG. Une bulle d’Innocent III, exempte les frères de payer les péages sur les routes et les ponts. Les templiers ont inventé les lettres de change. De commanderie en commanderie, les fonds seront acheminés à bon port. Puis surviennent les interminables pourparlers où se joue comme aux jeux du « chat et de la souris » la libération du chrétien emprisonné. Parfois, tout semble bloqué et à la dernière minute un don inespéré vient ouvrir les portes de la geôle et souvent à l’invocation de Notre Dame du bon remède, représentée dans la tradition de l’Ordre avec une bourse qui tombe à point nommé.
C’est donc l’extrême faiblesse des captifs en Islam qui a touché le cœur de Jean de Matha. Professeur de théologie à Paris, reconnu comme un éminent théologien, sa vie va basculer. Il y a plus de huit cent ans, le fondateur de notre Ordre St Jean de Matha a eu lors de sa première messe, au cœur même de l’Eucharistie une intuition tellement claire qu’elle s’est révélée sous forme d’une vision qu’il a lui-même dictée à un artiste. On peut voir à Rome au fronton de l’église St Thomas in formis cette intuition prophétique représentée sous forme d’une mosaïque. Christ en gloire tient en main deux esclaves, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. L’un des deux personnages dont la main droite est raide dans celle du Christ tient de l’autre main son propre lien et crie sa souffrance ; l’autre esclave a abandonné sa main dans celle du Christ, il tient de l’autre main la croix. Pour tenir la croix, il a dû lâcher son lien qui le relie maintenant au trône de gloire du Christ. Ses entraves qui emprisonnaient ses chevilles se desserrent. Tenir la croix et lâcher-prise dans la main du Christ libèrent. Sommes-nous esclaves, crispés sur nos souffrances ou libres unis au Christ dans un lien de libération ? Sûrement nous sommes un peu les deux. Considérons que dans certaines zones de nos vies nous sommes en souffrance et même, en dépendance, enfermés dans nos idées, notre style de vie, certaines de nos fragilités psychologiques, les innombrables illusions dont nous nourrissons notre vie. C’est au cœur de notre fragilité que le Christ nous rejoint et notre prière est portée par toute notre vie intérieure constituée du contenu de tout ce que nous sommes, trouble compris. La souffrance habite notre vie. C’est le sens du cri de l’esclave entravé. Pour une part de notre vie intérieure nous sommes tendus dans notre relation au Christ et donc à nous-même et aux autres, tout comme l’esclave rebelle dont la main résiste dans celle du Christ. Les situations de dépendance ou certains défauts de caractères qui prennent naissance très souvent dans des blessures de l’enfance nous enferment en nous-même. Nous crions et nous nous raidissons. Que de choses nous enferment, nous attachent et nous ne nous rendons pas compte que c’est nous-même, dans certains aspects de notre vie, qui sommes la cause de notre esclavage. Comme l’esclave en souffrance, nous tenons nous-même le lien de notre entrave. Non seulement nous le tenons mais nous y tenons. Plus nous nous débattons, plus nous serrons le nœud de notre propre captivité. Prenons conscience que nous sommes nous-même des captifs et acceptons de passer avec le Christ de l’autre côté. Pâque veut dire passage. Laissons-nous libérer par le Christ dans sa Pâque, en lâchant prise, en lâchant notre lien dans un abandon confiant dans l’amour du Christ.
Certains d’entre nous ont pu constater en leur propre vie ou dans celle des autres que le lien même de l’entrave devient, dans une démarche de libération, le lieu même d’une rencontre plus personnelle avec le Christ. Ce lien qui enfermait devient chemin de plus grande intimité avec le Christ. Si nous vivons profondément cela, nous ne pouvons être indifférents à la plainte des captifs : ceux-là même qui comme nous sont entravés. Le Christ nous accompagne sur notre propre chemin de libération et nous invite à passer de la révolte à l’espérance pour dire par notre vie à tous nos frères : « Christ libère, Aux Captifs la liberté ! »
C’est le Christ qui libère pourvu que nous rencontrions son regard qui nous espère et nous appelle non seulement à nous laisser aimer, à nous laisser libérer mais aussi à travailler sur nous-même. Devenir libre grâce au Christ certes mais pas sans nous, pas sans que nous changions notre propre regard sur nous-mêmes et sur les autres.
Bmg