Dieu veut restaurer l’homme dans son intégrité car l’humanité est durement blessée par le mal.
Lui qui a fait le Ciel et la terre, pourquoi ne le fait-il pas dans sa toute-puissance créative ? Pourquoi laisse-t-il faire le mal ? Pourquoi le salut des hommes doit passer par la Croix du Christ ? La réponse à ces questions est tout l’enjeu du texte de l’évangile de ce dimanche. Dimanche dernier, Pierre avait déclaré à Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Cette affirmation lui a valu cette réponse de Jésus : « Heureux es-tu, Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. » En affirmant cela, Jésus vient d’accepter au moins implicitement la reconnaissance par Pierre de son titre de Messie (« C’est mon Père qui t’a révélé cela ») et aussitôt, c’est l’annonce de la Passion et de la Résurrection dans le texte d’aujourd’hui. L’annonce de la souffrance du Messie par le Messie lui-même est insupportable pour Pierre. C’est l’obstacle sur le chemin de Pierre, c’est son premier reniement, premier refus de suivre le Messie à cause de la souffrance. « Dieu t’en garde, Seigneur ! cela ne t’arrivera pas. » Dans son injonction, dans cette mise en garde adressée à Jésus, Pierre invoque Dieu. Comme si le Christ n’était pas en cohérence avec son Père. C’est comme s’il relativisait le lien d’amour qui unit Jésus avec son Père. Il a également occulté le mot « Résurrection » que Jésus mentionne à la fin de son annonce : « Jésus commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes,
être tué, et le troisième jour ressusciter ». Le mot souffrance a pris tout l’espace intérieur de Pierre. Comment le Messie peut-il se compromettre avec la souffrance ? Pierre ne comprend pas, il n’a pas vraiment entendu le mot résurrection.
Jésus affronte ce refus spontané de Pierre comme une véritable tentation pour lui-même et il le lui dit avec véhémence : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chutes, tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Comme dit Paul dans la deuxième lecture de ce dimanche, il nous faut accepter de nous laisser surprendre par la logique de Dieu, la théologique et laisser l’Esprit de Dieu transformer complètement nos façons de voir : « Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour savoir reconnaître quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. »
Accepter vraiment la nature humano-divine du Christ, n’est pas chose facile, soit nous avons tendance à relativiser sa nature humaine, soit nous avons tendance à minimiser sa nature divine.
Tout d’abord, contemplons la nature divine de Jésus.
Il est Dieu, verbe incarné. Au principe, de toute Éternité, le Verbe est tourné vers Dieu, le Verbe est Dieu dit St Jean dans le prologue de son évangile. Le Verbe uni de toute Éternité au Père vient restaurer notre humanité. Il épouse notre humanité. C’est l’Incarnation. Il épouse notre humanité jusqu’en ses blessures, c’est la Rédemption.
Mystérieuse et scandaleuse rencontre d’amour où plénitude et dénuement se rencontrent et se donne à voir sur le visage du Christ :
– plénitude de vie et rayonnement de la vie divine qui se révèle sur le visage du Christ transfiguré.
– dénuement et souffrance sur le visage défiguré du Christ dans sa Passion.
Au principe, de toute Éternité, en la Trinité se vivent également plénitude et dénuement.
La plénitude, c’est celle du Don, la richesse de l’un qui enrichit l’autre, Dieu est relation dans une plénitude relationnelle des Personnes. Ce qui constitue l’Être même de Dieu, c’est la relation. Ce qu’est Dieu, c’est la relation à l’autre, relation substantielle disent les théologiens, comme un oiseau qui ne serait que vol, dit le poète.
Le dénuement, c’est celui aussi du Don : tout l’être du Père, tout l’être du Fils, tout l’être de l’Esprit Saint est mouvement d’amour vers l’autre de la relation. En Dieu, de toute Éternité, tout est donné. Il y a l’oubli de soi pour l’Autre. Il y a la kénose en la Trinité. La mission du Fils, c’est de le dire dans notre humanité, non pas seulement par des discours mais en actes et en vérité. La Croix révèle l’absolu du Don, de l’Amour qu’il y a en Dieu. La plénitude en Dieu est une plénitude d’amour, don total mais aussi kénose de l’amour.
Face à un Dieu vivant et agissant, créateur de toutes choses, face à un Dieu aimant jusqu’à l’extrême, qu’il nous soit donné de nous éveiller comme éblouis du Don que Dieu nous fait !
Don de sa présence en nous jusqu’en nos défigurations.
Don de sa présence entre nous jusque dans nos maladresses, nos malentendus, nos tentations de toute-puissance et d’emprise.
Don de sa présence dans son Église avec toutes ses imperfections.
Don de sa présence dans la mission qu’il nous est donné de proclamer par toute notre vie à nos frères, avec toutes nos limites.
La puissance d’amour révélée par le Christ est la puissance même de l’Amour Trinité. Il la porte jusqu’à l’extrême de l’amour sur l’autel de la croix et dans la puissance de la Résurrection.
Désormais, Dieu, au cœur de notre désir purifié par l’absolu de son Amour, fait surgir la Vie.
Notre monde occidental est à l’antipode de cette contemplation de l’amour de Dieu.
Amélie Nothon, dans son dernier livre sur Jésus, raconte le combat intérieur du Christ. Prenant la place du Christ dans un récit à la première personne du singulier, avec un grand talent, elle imagine et décrit ce que le Christ a pu vivre dans ses derniers moments. Tout d’abord, aucune confiance de Jésus en son Père, ce Père, fait dire Amélie Nothon au Christ, qui ne l’exauce jamais. Dans sa prison, où il attend son exécution, il ne pense qu’à Marie-Madeleine dont il est follement amoureux, il se sent coupable de sa liaison avec elle car son Père lui interdit toute sexualité. La pluie brusquement se met à tomber. Peut-être, l’exécution sera ajournée, peut-être sera-t-il libéré, il pourra alors se marier avec sa Bien-aimée. Amélie Nothon ne perçoit pas la nature divine du Christ et la qualité d’amour infinie, inconditionnelle avec son Père. Elle ne perçoit pas non plus le fruit divin de cet amour qui est l’Esprit Saint. Tout est orienté sur Marie-Madeleine. Jésus est amputé de sa divinité et des relations substantielle avec les deux autres personnes divines. Bien sûr, dans son humanité, le Christ a dû lutter dans cette confrontation avec le mal mais jamais contre son Père, même s’il visite dans cette épreuve un sentiment d’abandon vécu par tant d’hommes dans l’histoire de l’humanité. C’est le cri de Jésus sur la croix : « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus vrai Dieu et vrai homme apprend, de nous, le malheur et il nous fait passer du malheur au divin. C’est dans le malheur qu’il vient nous chercher, non par servile obéissance mais par amour.
« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. »
S’il on traduit littéralement « qu’il prenne sa croix, c’est « qu’il lève sa croix ». Des croix nous en avons tous dans nos vies. Lever sa croix, c’est déjà la résurrection, c’est déjà la réponse au scandale du mal. Suivre Jésus qui lui-même lève sa croix vers son Père, c‘est donner sens à la souffrance, non que la souffrance a un sens en tant que telle mais l’amour divin qui l’a visitée lui donne un sens. Il nous a aimés jusque là !