Avant de méditer sur le texte même de la Samaritaine, je vous invite à nous rappeler le sens de ce qu’est l’Avent. Peut-être, vais-je enfoncer une porte ouverte en remarquant que l’Avent s’écrit avec un « e » et non avec un « a ». Le mot Avent vient du mot latin « adventus » qui veut dire « avènement ». Pendant ce cycle liturgique, nous nous préparons à célébrer un avènement, une venue, au plutôt plusieurs venues. Il est venu, il ne cesse de venir à chaque Eucharistie, il viendra dans la Gloire. Trois mouvements qui concernent le passé, le présent et l’avenir. Deux axes pour aborder ce thème et faire un rapprochement avec le récit de la Samaritaine. Le premier axe, et je reprends la formule de Dieudonné Dufrasme, moine belge spécialiste en liturgie, « l’Avent est le temps du long désir ». Quant au deuxième axe, c’est la mémoire. Non au sens d’un souvenir qui me ramène au bon vieux temps mais plus à l’idée de mémoire vive capable de raviver la flamme de mon désir. Dans le judaïsme et le christianisme, se souvenir est une démarche primordiale, mais toujours pour tourner le croyant vers le présent et l’avenir.
Deux axes donc désir et mémoire.
Tout d’abord désir : désirer Dieu, c’est se ressaisir dans l’intimité avec Lui, c’est assumer la dimension spirituelle de notre être, la vivre dans l’épaisseur de notre présent et nous ressaisir dans la finalité de notre être, c’est à dire Dieu lui-même. Pour cela, trois lieux : le passé, le présent et l’avenir qui dans l’Éternité de Dieu ne font qu’un. Je cite Dieudonné Dufrasme :
- « L’Avent est le temps de la mémoire. L’Église se souvient de la première venue du Christ, celle de l’Enfant Jésus dans la crèche de Bethléem annoncée par les prophètes du Premier Testament, celle également du Royaume de Dieu, préparée par Jean le Précurseur et proclamée par Jésus de Palestine, Fils de Dieu. »
D’où le choix des textes liturgiques en ce temps de l’Avent : premières lectures, oracles prophétiques prédisant la venue du Messie, prédications de Jean-Baptiste appelant à la conversion. Que veut dire conversion sinon retournement du cœur vers l’essentiel, c’est donc invitation à privilégier le désir le plus chargé d’Éternité qui est celui du désir de Dieu.
- « L’Avent est le temps de l’aujourd’hui »
Un passage pour vivre ce temps de l’aujourd’hui, c’est de croire que le Christ glorifié dans les Cieux renouvelle en nous, entre nous les grâces de l’Incarnation pour le monde. Je cite à nouveau Dieudonné Dufrasme : « Ce n’est certes plus l’Enfant Jésus qui chaque 25 décembre, re-naît dans la crèche ; c’est le Messie, mort et ressuscité qui, dans le sacrement de la fête de la Nativité, se rend présent au cœur des croyants dans son mystère de Dieu fait homme. A proprement parler, Jésus ne naît plus parmi nous ; il renaît en nous, plutôt, en cette crèche vivante qu’est notre cœur aimant »
De la crèche avec ces santons à la crèche de notre cœur, quel passage ! vivre à l’intérieur ce que nous contemplant à l’extérieur est un travail d’intériorisation qui nous permet de vivre dans une profonde intimité avec l’Enfant-Dieu qui se rend présent, si proche qu’il devient plus intime à nous-même que nous-même, comme le dit Saint Augustin. Désirons-nous cela pour Noël qui vient.
- « L’Avent est le temps de l’avenir »
A chaque anamnèse, nous disons ou chantons notre désir qu’Il vienne : « nous attendons sa venue ». Privilégions ce terme à l’idée du retour : « nous attendons qu’il revienne ». Il ne s’agit pas de « l’Éternel retour du même » comme l’exprime Nietzche. Ou alors, il nous faut préciser « dans la gloire ». « Il reviendra dans la gloire ». Je cite à nouveau Dieudonné Dufrasme : « Dès lors, notre mémoire du Noël de Bethléem et nos célébrations annuelles de la Nativité liturgique sont tendues vers cette ultime venue, vers ce parachèvement de la Sainte histoire du monde, vers l’accomplissement de la Rédemption des hommes ». C’est important, en ce temps privilégié de l’Avent de nous ressaisir dans le désir de sa venue en gloire, de nous redire que la finalité de notre être, c’est l’amour du Père révélé en Christ vainqueur de la mort.
- L’Avent est le temps du quotidien
Je cite entièrement Dieudonné Dufrasme : « La spiritualité chrétienne est radicalement marquée par la dimension de l’attente, du soupir, du désir. Désir de Dieu, soupir de l’Esprit, attente du Christ… Le temps de l’Avent est une période liturgique privilégiée où ce désir, constant dans notre existence chrétienne, est évoqué, célébré, réveillé comme on ravive une blessure, consolé comme on calme une souffrance, ressuscité comme on ranime la flamme d’un amour. »
Munis de ces deux lignes de force, désir et mémoire, et de ces trois mots passé, présent et avenir, nous sommes prêts à entrer dans le texte du récit de la rencontre de Jésus, avec la Samaritaine et avec les samaritains.
05 Il arrive donc à une ville de Samarie, appelée Sykar, près du terrain que Jacob avait donné à son fils Joseph.
06 Là se trouvait le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la route, s’était donc assis près de la source. C’était la sixième heure, environ midi.
07 Arrive une femme de Samarie, qui venait puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. »
08 – En effet, ses disciples étaient partis à la ville pour acheter des provisions.
09 La Samaritaine lui dit : « Comment ! Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine ? » – En effet, les Juifs ne fréquentent pas les Samaritains.
10 Jésus lui répondit : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : “Donne-moi à boire”, c’est toi qui lui aurais demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive. »
11 Elle lui dit : « Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond. D’où as-tu donc cette eau vive ?
12 Serais-tu plus grand que notre père Jacob qui nous a donné ce puits, et qui en a bu lui-même, avec ses fils et ses bêtes ? »
13 Jésus lui répondit : « Quiconque boit de cette eau aura de nouveau soif ;
14 mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle. »
15 La femme lui dit : « Seigneur, donne-moi de cette eau, que je n’aie plus soif, et que je n’aie plus à venir ici pour puiser. »
16 Jésus lui dit : « Va, appelle ton mari, et reviens. »
17 La femme répliqua : « Je n’ai pas de mari. » Jésus reprit : « Tu as raison de dire que tu n’as pas de mari :
18 des maris, tu en as eu cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ; là, tu dis vrai. »
19 La femme lui dit : « Seigneur, je vois que tu es un prophète !…
20 Eh bien ! Nos pères ont adoré sur la montagne qui est là, et vous, les Juifs, vous dites que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem. »
21 Jésus lui dit : « Femme, crois-moi : l’heure vient où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père.
22 Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs.
23 Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité : tels sont les adorateurs que recherche le Père.
24 Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer. »
25 La femme lui dit : « Je sais qu’il vient, le Messie, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, c’est lui qui nous fera connaître toutes choses. »
26 Jésus lui dit : « Je le suis, moi qui te parle. »
27 À ce moment-là, ses disciples arrivèrent ; ils étaient surpris de le voir parler avec une femme. Pourtant, aucun ne lui dit : « Que cherches-tu ? » ou bien : « Pourquoi parles-tu avec elle ? »
28 La femme, laissant là sa cruche, revint à la ville et dit aux gens :
29 « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Christ ? »
30 Ils sortirent de la ville, et ils se dirigeaient vers lui.
31 Entre-temps, les disciples l’appelaient : « Rabbi, viens manger. »
32 Mais il répondit : « Pour moi, j’ai de quoi manger : c’est une nourriture que vous ne connaissez pas. »
33 Les disciples se disaient entre eux : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? »
34 Jésus leur dit : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre.
35 Ne dites-vous pas : “Encore quatre mois et ce sera la moisson” ? Et moi, je vous dis : Levez les yeux et regardez les champs déjà dorés pour la moisson. Dès maintenant,
36 le moissonneur reçoit son salaire : il récolte du fruit pour la vie éternelle, si bien que le semeur se réjouit en même temps que le moissonneur.
37 Il est bien vrai, le dicton : “L’un sème, l’autre moissonne.”
38 Je vous ai envoyés moissonner ce qui ne vous a coûté aucun effort ; d’autres ont fait l’effort, et vous en avez bénéficié. »
39 Beaucoup de Samaritains de cette ville crurent en Jésus, à cause de la parole de la femme qui rendait ce témoignage : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait. »
40 Lorsqu’ils arrivèrent auprès de lui, ils l’invitèrent à demeurer chez eux. Il y demeura deux jours.
41 Ils furent encore beaucoup plus nombreux à croire à cause de sa parole à lui,
42 et ils disaient à la femme : « Ce n’est plus à cause de ce que tu nous as dit que nous croyons : nous-mêmes, nous l’avons entendu, et nous savons que c’est vraiment lui le Sauveur du monde. »
Il est beaucoup question de la soif dans ce sublime récit : celle de Jésus, celle de la samaritaine, celle des habitants de Samarie. Dans son texte, Saint Jean joue aussi sur les différentes dimensions de la soif. La soif physique de Jésus qui a longtemps marché sous le soleil. Mais aussi sa soif de rencontrer et d’échanger avec cette Samaritaine. Et bien sûr sa soif de l’amener dans la question essentielle de sa vie spirituelle.
De quoi a soif la samaritaine, quelle est sa vraie soif ? Petit à petit, Jésus va mettre de la clarté dans sa quête de bonheur. Jésus va lui révéler toutes les soifs qui l’habitent : soif du corps, soif de l’âme -dans le sens de la psyche-, soif de l’esprit. Cela correspond aux trois dimensions de tout être humain : corps, âme esprit. Le corps c’est l’interface avec le monde physique. Il nous alerte quand nous traversons des turbulences : excès de stress, d’angoisses, d’épreuves et il nous sert de fusible. Oui c’est lui qui nous permet de nous ancrer, il est notre prise de terre, remède à nos prises de tête. Enfin, il ne ment jamais. Cette femme de Samarie habite sa dimension du sensible. Elle a bien les deux pieds sur terre. Tout son discours est plein de bon sens et ses questions et ses réponses révèlent qu’elle reste très concrète. Non elle ne « fly » pas comme disent les québécois, elle ne butine pas dans l’azur, elle ne se réfugie pas dans les éthers d’une spiritualité désincarnée. La preuve, ce qu’elle rétorque à Jésus :
« Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond. D’où as-tu donc cette eau vive ? »
Quant à la dimension de l’âme, son psychisme dirait-on aujourd’hui, comment le vit elle ?
De la même manière que le corps est l’interface avec le monde physique, le psychisme est l’interface avec le monde des sujets. Son lieu spécifique est le relationnel. Sûrement, la Samaritaine vit elle une souffrance à ce niveau-là. Cette femme est vivante, relationnelle avec Jésus, presque familière. Elle fait preuve de spontanéité. Tout va bien ! Alors quel est son problème ? Pourquoi vient-elle chercher de l’eau au puits à midi au moment où le soleil est accablant ? A-t-elle des difficultés relationnelles avec les autres ? On peut dire qu’elle a mauvaise réputation à cause de sa vie affective. « Tu as raison de dire que tu n’as pas de mari : des maris, tu en a eu cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ; là, tu dis vrai. » C’est Jésus qui lui dit cela mais comment a-t-il fait pour ne pas fermer son cœur par ces quelques paroles de vérité. Bien au contraire, le dialogue avec Jésus lui a ouvert le cœur et particulièrement ces paroles vraies? Tout est dans la manière de le dire mais aussi dans la manière dont Jésus l’a regardée. Il l’a regardée sans l’enfermer. Il a regardé la personne qu’elle est dans toute sa plénitude, dans ce qu’elle est appelée à être. Ce regard d’infinie compassion délivre, guérit et permet ainsi à chaque personne qui accueille ce regard de se sentir exister. La Samaritaine s’est senti exister car Jésus l’a regardée comme jamais personne ne l’avait regardée.
C’est à cette femme de mauvaise réputation que Jésus va livrer la perle de l’évangile. « Quiconque boit de cette eau aura de nouveau soif ;mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle. »
Jésus introduit cette femme dans son vrai désir. Pour cela, il déploie une véritable pédagogie de l’intériorité. Elle va progressivement, de question en question se découvrir elle-même en profondeur, grâce au Seigneur, parce qu’elle accepte de se regarder en vérité. Ainsi dans la vie spirituelle, Dieu nous éduque et nous guide pour que nous le cherchions non pas seulement au-dehors de nous-même, mais aussi au-dedans. Le chemin spirituel est une voie d’intériorisation qui nous conduit vers les profondeurs de notre être : c’est là que nous rencontrons Dieu en vérité en même temps que nous nous trouvons nous-même. Le cœur profond est ainsi à la fois le lieu de notre plus grande intimité, le sanctuaire de notre conscience, mais aussi l’espace où l’Amour de Dieu demeure. Ainsi plus je me fais proche de Dieu en moi, plus je deviens vraiment moi-même.
De la même manière que le corps est l’interface avec le monde physique, que le psychisme est l’interface avec le monde des sujets, l’esprit lui est l’interface avec le monde divin. Dieu nous connecte avec la dimension spirituelle de notre être. C’est dans le domaine spirituel non déconnecté avec le reste qu’il nous faut mettre notre centre de gravité. Ce domaine n’est pas évident. Cette intériorité dite spirituelle est différente de l’intériorité physique ni même de l’intériorité psychologique.
L’intériorité spirituelle est spécifique. Elle n’est pas en soi une capacité naturelle propre à l’homme. Elle prend naissance dans la liberté de la personne qui se décide pour cet au-delà de lui-même. C’est dans cette intériorité que se vivent la foi et l’espérance, c’est dans cette intériorité que grandit notre capacité à aimer. Si cette intériorité est délaissée, abandonnée, elle se rétracte et devient incapable de vivre cet au-delà de soi. La vie spirituelle s’étiole alors. Dieu nous sauve de cela. Comment Dieu sauve ?
Dieu nous sauve en nous révélant notre vrai désir :
« Si quelqu’un a soif qu’il vienne à moi et qu’il boive, celui qui croit en moi… Des fleuves d’eau vive jailliront de son cœur. »
Nous sommes des êtres de désir et nous sommes faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. Nous sommes limités mais créés pour l’infini de Dieu. Nous avons soif et nous ne sommes jamais désaltérés. Seul Dieu peut combler notre soif mais c’est en espérance. C’est au cœur de notre soif, que Dieu nous rencontre et que nous rencontrons Dieu. Comme pour la Samaritaine, c’est près du puits, c’est à dire au creux même de notre manque, de notre frustration mais aussi de notre désir que nous rencontrons la source, le Seigneur lui-même. Le Christ lui-même nous révèle notre soif. Jésus est notre soif et notre source. Jésus a soif de notre soif, de toutes nos soifs. C’est ce qu’il dit sur la Croix, j’ai soif. Jésus a soif de nous donner l’eau qui deviendra en nous source jaillissant en vie éternelle. Jésus seul identifie notre désir, révèle l’immensité de notre soif : celle-ci est à la mesure de son Amour, elle ne peut être étanchée qu’en s’abouchant à l’intérieur de nous-mêmes à l’eau que Jésus donne et qui jaillit en vie éternelle.
Que faire pour venir à la source qui jaillit en nous ? La prière et d’une façon éminente l’Eucharistie. L’Avent nous invite dans ce chemin.
Dans le chemin de la prière, si Dieu donne souvent des grâces sensibles au début, celles-ci disparaissent au fur-et-à-mesure. Cela peut nous troubler et nous pouvons alors mal réagir : soit, en nous disant que la prière n’apporte plus de plaisir et qu’il vaut mieux arrêter ; soit, en pensant que nous n’avançons pas dans la vie chrétienne puisque nous ne ressentons plus rien. Dieu nous attend, nous espère au-delà des grâce sensibles. La prière se joue au niveau de la foi et non du seul ressenti. Plus que cela l’Amour de Dieu est parfois à accueillir dans le creux de ce qui reste douloureux en nous. C’est ce que Christ a visité dans sa Passion et c’est de cela qu’Il nous sauve dans sa Résurrection.