Il y a quelques années, j’ai célébré les obsèques du fils de mon meilleur ami. Son enfant bien-aimé est mort d’une crise d’asthme. Les parents avaient choisi un texte de Saint Exupéry que leur enfant avait étudié en classe. Il me laissait le choix du premier texte. Je savais que, dès le départ il me fallait innocenter Dieu de ce mal scandaleux de la mort d’un petit de 10 ans. J’ai choisi un texte du livre de la Sagesse : « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres vivants… C’est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde ; ils en font l’expérience, ceux qui prennent parti pour lui. » Sg (1, 13-15 ; 2, 23-24) Le petit Prince mordu par un serpent va-t-il traverser la mort ? St Exupéry ne répond pas à la question. La question de la mort, c’est ce qui se joue dans le récit de l’évangile d’aujourd’hui. Le serpent, le diable, c’est celui qui instille le soupçon dans chacun de nos cœurs. « Dieu a une idée derrière la tête. Il ne te fait pas confiance, tu ne peux compter sur lui. » «  Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » Ils en ont mangé du soupçon et ils en ont été empoisonnés.

« Si tu es le Fils de Dieu ». Les trois tentations portent sur la condition de Fils de Dieu de Jésus. Ce n’est pas que le diable doute de la nature divine de Jésus mais il tente de tordre la filiation divine du Christ, et de l’arracher ainsi à sa mission. C’est le coup tordu par excellence. « Pourquoi tu n’imposes pas ton identité de Fils de Dieu, c’est comme ça qu’il faut régler les problèmes. Ta compassion pour l’homme va te faire souffrir alors que ta nature divine te donne tout pouvoir. »  Comment le diable peut-il comprendre ce qu’est la nature divine ? la toute-puissance de Dieu n’a rien à voir avec ce que ce mot évoque pour lui. Pour un monde coupé de Dieu, règnent en maître la toute-puissance, le rapport de force, la contrainte et la violence. Le Christ, lui, se fait serviteur, aux antipodes des tyrans de la terre qui dominent par la terreur. Christ serviteur révèle la vraie nature divine, puissance d’amour et non de pouvoir : puissance d’amour, faite de douceur et de force, jaillissant d’un cœur habité par la puissance de l’Esprit.

Le tentateur va abattre ses cartes. Par trois fois il va tenter de troubler la communion de Jésus avec son Père. « Il jeûna 40 jours et 40 nuits… et il eut faim » c’est la traduction du texte liturgique. Il est clair que dès le soir du 1er jour, il avait faim ; donc en réalité il faut revenir au sens propre du mot en grec qui veut dire la faim au sens de famine. Ça veut dire réduit par la faim au point d’être face à la mort. C’est alors qu’intervient la première tentation. “ Puisque Tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres se changent en pains ! “

Est-ce d’abord un problème de nourriture ? Plus que cela, Christ déjà affronte la mort.et la tentation, c’est plutôt : “ Use de tes prérogatives que Ton Père te reconnaît et te donne, pour échapper à la mort au seuil de laquelle Tu te trouves . Puisque ton Père t’aime, puisqu’Il t’a déclaré son amour, comment peut-il supporter que tu meures ? Tu n’as plus besoin d’aller maintenant plus loin en direction de la Passion, et dans ce jeûne où Tu es au seuil de la mort, évidemment, la volonté du Père est que Tu échappes à la mort, Il t’a donné le pouvoir, alors dis : « pierres devenez du pain ».  Jésus répond par un verset du Deutéronome: “ L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». La réponse au tentateur, c’est l’humilité de Jésus.  Il se donne dans une dépendance salutaire à la source de l’amour. C’est ainsi que l’amour divin peut sauver l’humanité de la mort en le reliant à la source de Vie.

Pour la deuxième tentation, on entre de plein pied dans la mission du Christ. Le Christ est envoyé aux hommes pour son salut. « Si tu es le Fils de Dieu…prosterne-toi devant moi pour dominer tous les royaumes de la terre. » Pourquoi ne pas jouir de la toute-puissance ? Règne et impose ta toute-puissance comme moi je le fais. Prosterne-toi devant moi et fais comme moi .» Restaurer l’image de Dieu en l’homme, ce n’est pas l’écraser d’une domination toute-puissante, c’est le rejoindre par l’abaissement. L’enjeu est de taille? Dans le désert,  ce qui est visé, c’est que la dimension humaine en Jésus devienne, ici et en d’autres événements, le lieu de divinisation de l’humain. Et c’est l’œuvre de l’Esprit Saint. Dans le désert, l’Esprit Saint visite dans l’humanité du Christ les lieux de la fragilité humaine.  Jésus répond pour la deuxième fois par la Parole de Dieu. « C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras »

Nous passons à la 3ème tentation. Puisque Jésus a couvert de confusion le tentateur par la Parole de Dieu, eh bien, qu’à cela ne tienne, le Satan se fait exégète dans la troisième tentation. Il cite le psaume 90 : « Tu n’as qu’à te jeter en bas, Tu ne crains rien, car Il donnera pour toi des ordres à ses anges qui te porteront dans leurs mains pour que tu ne heurtes du pied quelques pierres “. Quand quelqu’un est sur une hauteur et saute en bas, c’est un suicide. Donc ça veut dire que la tentation ici c’est de faire un acte suicidaire. Et nous retrouvons l’affrontement avec la mort que nous avions vu dans la 1ère tentation. Jésus veut nous sauver de la mort en faisant le sacrifice de sa vie. Alors le démon dit “ Vas jusqu’au bout, jette-toi, en bas, fais le sacrifice de ta vie, tu sais bien que tu ne risques rien puisque de toutes façons le Père empêchera que tu meures“. C’est là l’idée que l’amour du Père ne peut qu’empêcher la mort du Fils. Le Satan cherche à fausser l’esprit du sacrifice du Christ en opposant un sacrifice insensé. Dans St Jean est précisé que la mort de Jésus est librement choisie : “ Personne ne me prend ma vie, c’est Moi-même librement qui la donne. » Et de fait, dans la Passion, personne ne l’aurait jamais arrêté s’Il ne s’était pas livré Lui-même. Si c’est ça, évidemment dans notre esprit vient une question inquiétante: n’est-ce pas précisément suicidaire? Le sacrifice du Christ mais aussi le sacrifice du chrétien ne sont-ils pas finalement suicidaires ? C’est cela qui apparaît ici, avec le tentateur qui dit : “Joue au suicide, fais-le, d’autant plus que tu ne risques rien, c’est du faux suicide, et donc tu n’as pas besoin de craindre la mort “. C’est fausser le prix du sacrifice du Christ. La réponse du Christ “ tu ne mettras pas Dieu à l’épreuve “ vient proclamer le plan de Dieu comme un projet d’amour. C’est par amour que le Christ vient nous chercher dans notre mort. C’est notre mort qu’Il épouse non pas pour nous y maintenir mais pour nous en extraire. Bien sûr, c’est pour la vie éternelle mais c’est aussi déjà maintenant. Le carême nous invite à entrer dans la vie divine qui a vaincu la mort jusqu’au creux de notre humanité. A chaque fois que nous choisissons le Christ, vainqueur de la mort, nous choisissons de vivre.  « Le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé. » Ce Rendez-vous, c’est Gethsémani et la Croix. Gethsémani, c’est Dieu livrée au creux de l’angoisse et de la souffrance. Le Christ accepte pleinement par amour de vivre l’absurdité de la souffrance pour lui donner un sens. Comment peut-on donner un sens à la souffrance? Seul Le divin peut le faire. Quand le divin touche la blessure humaine, se résout alors dans le feu de l’amour divin, le paradoxe du scandale du mal et de l’éternel Innocence de Dieu. Dieu, sans complicité avec le mal, assume l’absurdité de la souffrance au cœur même de la pâte humaine et lui donne son sens, l’Amour. Le fruit de ce don de soi jusqu’au paroxysme de l’Amour, c’est la résurrection. La source de l’espérance chrétienne tient en un mot, Résurrection. Depuis le Christ, le mot résurrection résonne dans notre monde comme la source de l’espérance. Le Carême est indissociable de la Passion, de la mort et de la Résurrection qui nous donne accès à la divinisation éternelle de l’homme sauvé par Jésus, le Christ, notre Seigneur.