Ce qui est décrit à Césarée, aux sources du Jourdain, c’est ce que l’on appelle traditionnellement la profession de foi de Pierre. Nous sommes dans un superbe paysage aux sources du Jourdain, lors d’un paisible débriefing.  Jésus fait le point avec ses disciples sur ce qui s’est passé au cours de leur envoi en mission. C’est là qu’ils ont été au contact de la foule, c’est là qu’ils ont eu à représenter Jésus Lui-même, et c’est là qu’ils ont entendu les réactions sur Jésus. D’où la question : « Qu’est-ce que les gens disent de moi ?” La question de Jésus n’est pas : “Qu’est-ce que les gens pensent de moi?”, mais plutôt quel message vous avez passé, autrement dit : qu’est-ce que vous avez dit sur mon compte ? Le message qui est passé, c’est que Jésus est un prophète. Jean le Baptiste, Élie, l’un des prophètes ont en commun cette dimension prophétique. Deuxième question plus directe : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » C’est là que Pierre prend la parole au nom des douze « Tu es le Christ.»  Pierre a compris que Jésus est le Messie.

Jésus ne refuse pas le titre, mais aussitôt il annonce sa Passion et sa Résurrection avec une stricte consigne de silence car il est trop tôt pour dire à tous que Jésus est le Messie. Pourquoi ? Parce que ce titre est trop ambigu. Jésus est bien le Messie qu’on attend, mais pas du tout comme on l’attend ! C’est ce qu’il va essayer de faire comprendre à ses disciples : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite. » Jésus accepte dans cette ambiance fraternelle d’être perçu comme le Messie mais il percute cette douce convivialité par l’annonce de son humiliation et de sa mort. Le mot résurrection n’a pas été entendue. Concilier l’inconciliable, c’est ce que Pierre ne peut faire : la gloire du Messie et la défiguration sur le bois de la croix qui est d’après le Deutéronome une malédiction. Ce n’est pas pour rien que la liturgie de ce dimanche propose à notre méditation un des textes du deutéro-Isaïe appelés oracles du serviteur souffrant. Pierre n’est pas prêt à accepter que le Christ soit fait malédiction sur la croix. Combien plus la foule, d’où la consigne du silence messianique. Nous aussi, nous avons à faire un travail comme celui que Pierre fera. Pierre « reviendra » après avoir fui et renier le Serviteur souffrant. En linguistique, on parle de métalepse. Mot barbare par excellence mais qui dit quelque chose de très juste. Une métalepse, c’est deux symboles ou deux personnages antinomiques qui se confrontent tant, se contredisent tellement que l’idée même de les mettre ensemble est insupportable au vue de l’intelligence humaine. Quand on n’est pas prêt à dépasser ce paradoxe aucune injonction à faire cette synthèse n’est possible car la tension est insoutenable. Quand le saut dans la confiance est possible, on peut accueillir cet écartèlement intérieur et c’est justement en cet espace que surgit la lumière. Nous avons deux images, celle du Messie Roi et celle du serviteur souffrant. Comment les superposer, comment les mettre l’une sur l’autre sans que cela nous trouble. Comme il s’agit de la souffrance, c’est extrêmement difficile, surtout la souffrance de nos proches et la nôtre. Le Messie, c’est le serviteur souffrant. C’est important ! Jusque dans la détresse, la foi peut me permettre de donner sens aux épreuves que toute vie doit traverser. Pour cela, il me faut faire de cette souffrance, le lieu même d’une plus grande intimité avec le Christ : le Messie Roi mais aussi avec le serviteur souffrant. Ce n’est pas une apologie de la souffrance, c’est un début de réponse existentielle et spirituelle au scandale du mal. Comment entrer dans ce paradoxe du Dieu vivant mourant en son Fils sur une croix. Le mot clef pour comprendre, c’est le mot amour. Pourtant autant de personnes, autant de manière de comprendre ce mot. Saint Jean dans le début du chapitre 13 définit précisément ce qu’est cet amour. Saint Jean, l’évangéliste annonce la Passion du Christ en ces termes. « Jésus ayant mis un paroxysme à son amour aima les siens en les aimant jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême de l’amour ». La toute-puissance de Dieu que l‘on appréhende dans la création et dans les miracles de Jésus, c’est surtout dans l’Amour qu’elle réside : la toute-puissance de l’Amour divin. Le Vivant allant jusque dans la mort pour nous sauver de toutes forces s’acharnant à détruire la vie.

Revenons à Pierre ; il vient donc de professer avec certitude cette formule que Jésus est Fils de Dieu : “ Tu es le Messie ”.  Donc, c’est ça l’exclamation de Pierre, dont il peut être fier et quand Jésus annonce sa souffrance et sa mort, il se dit : “ Je viens de lui dire qu’Il est le Messie, Dieu l’a envoyé et il l’aime. Ce n’est donc pas possible que Dieu laisse faire une chose pareille.” Le problème de Pierre c’est que pour lui, l’amour de Dieu pour Jésus et ensuite pour tous les autres hommes, paraît donc totalement contradictoire avec l’idée de la souffrance ; ce qui est bien sûr le problème de Pierre, et qui est notre problème fondamental. Si Dieu est amour, comment cela peut-il se concilier avec les souffrances qui frappent les hommes. Ça, c’est scandale pour l’esprit humain, par rapport à l’idée de Dieu que nous nous faisons.

Pourquoi la violence de la réaction de Jésus envers Pierre ? Jésus réagit vivement avec une parole qui paraît extrêmement dure à l’égard de Pierre, puisqu’il y a le mot de Satan ; mais il faut bien voir qu’il y a quand même une atténuation au niveau du sens, parce que le sens du mot Satan est celui d’être un obstacle ; ça peut donc s’appliquer à n’importe quel obstacle, pas uniquement au diable, et même dans la vie profane, dans la vie ordinaire, ce terme peut être utilisé. Ici, voyez l’allusion : Jésus déclare qu’Il va maintenant à Jérusalem, et Pierre cherche à l’empêcher d’y aller pour la Passion ; il est donc un obstacle sur ce chemin vers la Passion que Jésus vient de déclarer. Et Jésus lui dit donc: “ Derrière Moi ».  Ce n’est pas arrière Satan, c’est « derrière Moi pour me suivre “. “derrière moi” c’est à dire « redeviens mon disciple”. Plutôt que de t’opposer à ma mission, “ Suis-Moi sur mon chemin”.

Et c’est là-dessus que vont enchaîner les paroles qui vont suivre ; “ Quiconque veut être mon disciple, il faut qu’il me suive sur ce chemin qui va jusqu’à assumer la Croix “. Il ne s’agit pas simplement de renoncer à quelques privilèges ou quelques possessions, il s’agit de renoncer à soi-même. Phrase un peu curieuse ; que veut dire “renoncer à soi-même ?” Ça fait allusion au fait que toute sa vie l’homme se recherche lui-même, il recherche non seulement son bien-être, mais en particulier sa gloire. Donc, c’est renoncer ainsi à cette recherche de soi-même. Mais ce n’est pas du renoncement pour le renoncement. Ce n’est pas : “Plus vous souffrez, plus c’est beau “, c’est absolument contraire à la pensée de Jésus. Ici, vous avez un mot absolument capital, et qui change complètement la signification : “Celui qui renonce et qui s’oublie ainsi lui-même pour moi, à cause de moi”, c’est le thème de l’amour personnel pour Jésus Lui-même. Si c’est l’amour personnel pour Jésus dont il s’agit ici, vous comprenez immédiatement ce que veut dire “ se renoncer soi-même “, parce que c’est le propre même de l’amour dans sa vérité. La notion de l’amour est terriblement galvaudée, ce n’est pas aujourd’hui que ça a commencé, mais le pur amour est que celui qui compte, c’est la personne que vous aimez, et non pas vous. C’est cette personne qui est tout pour vous. Donc, voyez, vous vous renoncez vous-même pour cette personne ; c’est ce qui est ici, ce n’est pas une espèce de masochisme ou de destruction de soi-même, c’est au contraire l’accomplissement dans la pureté de l’amour désintéressé. Ceci pour la personne du Christ qui est Fils de Dieu incarné qui se livre maintenant pour moi, comme dira Paul, qui est la source même de l’amour pour Lui. Donc ici il s’agit bien de marcher à la suite du Christ à la plénitude de la gloire ; nous ne le pouvons que dans la mesure où ça nous est manifesté, sinon nous sommes peut-être dans un rêve, mais qui ne tiendra pas.

Je conclus avec Zundel qui raconte dans son livre :  ‘Quel homme et quel Dieu ? » qu’il est possible de se perdre soudain de vue dans l’émerveillement d’une rencontre qui nous révèle notre besoin d’infini. C’est aussi parfois sous le coup d’un malheur qui nous dépouille. Nous découvrons alors un autre moi qui se constitue par un mystérieux effacement en une Présence auquel tout l’être est suspendu.

Bmg