De quoi Jonas a-t-il peur ?
Tout au long de son parcours, Jonas a dû renoncer à la peur de Dieu, à la peur des habitants de Ninive et à la peur de mourir.
Le livre de Jonas n’est en rien un récit historique. C’est une histoire pleine d’ironie et de sagesse que l’on pourrait nommer conte théologique.
Le livre de Jonas se résume ainsi. Dans le premier chapitre, Dieu envoie Jonas à Ninive, mais celui-ci désobéit et s’enfuit en bateau dans la direction opposée. De quoi a-t-il peur ? De la mort ? Pas d’abord ! Il a peur de Dieu qui est capable de l’envoyer dans des situations impossibles. « Courage, fuyons. Ninive est à l’Est, partons à l’Ouest. »
À peine est-il embarqué que la tempête se déchaîne et que lui-même demande qu’on le jette à l’eau. Il préfère mourir que d’entraîner tout l’équipage dans la mort. Le chapitre 2 parle du grand poisson qui avale le prophète. Ce gros poisson, c’est Léviathan, symbole des forces de mort. C’est dans les filets de la mort, que Jonas crie son désir de vivre. Après trois jours et trois nuits, en prière dans le ventre du monstre, il est rejoint jusqu’en sa chair par la puissance de vie de Dieu lui-même. A-t-il pour autant renoncer à sa peur de Dieu ? La suite le dira. Jonas, libéré des filets de la mort, se rend à Ninive (chapitre 3). Il accepte d’y accomplir sa mission, Il n’a plus peur des habitants à qui il annonce la destruction de la ville. C’est vrai qu’il leur parle de conversion mais il n’y croit pas une seconde. Dans le quatrième chapitre, les habitants de Ninive prennent au sérieux cette parole et ils se convertissent. Voyant cela, Dieu renonce au châtiment et donne son pardon. Ce qui contrarie Jonas (chapitre 5) ! Il va bouder, non loin de la ville en reprochant à Dieu de lui avoir fait perdre la face puisque Ninive n’est pas détruite. La leçon que Dieu infligera au seul qui n’est pas converti, c’est-à-dire Jonas, c’est de faire mourir le ricin qui protégeait Jonas des brûlures du soleil. Jonas est en colère. Dieu a alors beau jeu de lui faire remarquer que ce ricin détruit n’est rien par rapport à la destruction des habitants de Ninive, femmes et enfants compris. L’ultime renoncement de Jonas c’est d’abandonner l’image d’un Dieu vengeur. Quand on a confiance en la miséricorde de Dieu, on n’a plus peur de Lui. Alors , tout est possible. Le livre de Jonas ne raconte pas la suite car c’est à nous de l’écrire avec nos propres vies.
Résumons : dans le cheminement de Jonas, trois renoncements à trois peurs:
- Peur de sa mission. Est-il possible de convertir ces habitants de Ninive dont la réputation en Israël était justement d’être inconvertibles ?
- Peur de la mort. Avoir été si près de la mort a été, pour Jonas, un électrochoc qui l’oriente vers le principe même de la vie qu’est Dieu lui-même. Il se met à prier, jusqu’en ses entrailles.
- Peur de Dieu. Son épreuve dans le ventre de Léviathan et son salut n’a pas ébranlé sa conviction solidement fixée dans son mental : Dieu est un « foudre de guerre » et il a déjà condamné Ninive qui, d’après Jonas, le mérite bien. En fait, il ne croit pas en l’efficacité de la parole de Dieu qu’il a mission de transmettre. Malgré son statut de prophète, il ne connaît pas le dessein de Dieu, c’est à dire la miséricorde ! Le chemin de Jonas se dessine à travers détours et contours : fuite face à la mission, échec de son projet de fuir, angoisse traversée dans la prière, grand doute que la parole de Dieu dont il est dépositaire est capable de convertir les habitants de Ninive, colère par rapport à Dieu qui pardonne. Dans toutes ces étapes, Dieu peu à peu se révèle à Jonas, il l’oblige à quitter ses résistances et ses idées fausses. Il découvre par grâce de Dieu, qui est vraiment celui dont il porte la parole. Jonas comprend que cette parole efficace quand elle est accueillie amène à la conversion, la sienne comprise.
Pour Jonas quel chemin compliqué mais surtout quel chemin de conversion. Pour nous, quelle leçon ! Comment se dépouiller de certaines de nos certitudes souvent bien ancrées dans notre mental ? Beaucoup d’événements dans nos vies peuvent faire tomber quelques murailles qui résistent et que l’on peut appeler mécanismes de défense. Se défendre contre quoi ? De beaucoup de choses mais la cause de toutes nos résistances, c’est la peur. Dans l’évangile de ce dimanche, aucune peur chez les disciples. Apparemment, les renoncements, qui sont quasiment des arrachements, semblent faciles à prendre. Simon et André sont en train de pêcher. Ils renoncent sans discuter à leur métier de pêcheur. Jacques et Jean sont en train de réparer les filets. Eux aussi renoncent à leur métier mais, de plus, ils acceptent d’abandonner leur père aux mains de salariés. Les deux fils le laissent avec des hommes qui travaillent non par amour filial et familial, mais pour un salaire. Marc d’ailleurs utilise le terme de « mercenaires » que nous traduisons par « salariés ». En suivant Jésus, les deux fils s’éloignent résolument de leur père. Pourquoi cette facilité ? La présence de Jésus lui-même. Pas de démonstration. Cette présence, librement accueillie, dans ce qu’il y a de plus profond en eux, non à l’extérieur de leur intériorité mais dans le sanctuaire de l’âme. « Trop facile, me direz-vous, nous, nous n’avons pas vécu ce coup de foudre spirituel. » Certains ont vécu d’une autre manière ce coup de foudre. Cette saisie intérieure du converti ne fait pas l’économie, par la suite d’un long chemin de conversion : changement de vie, renoncements, engagement à la suite du Christ.
Pour les disciples, le chemin va s’avérer difficile. Dans la suite de Jésus, ils auront à confirmer cet arrachement. De petit changement en grande remise en question, de renoncement vers d’autres renoncements, tout au long de leur vie, ils se dépouilleront de tout ce qui n’est pas essentiel. Ils auront à confirmer leur oui enthousiaste dans une perpétuelle remise en question à la suite de Jésus.
La rupture initiale quand Jésus les appelle à le suivre n’est pas du même type que celle de Jonas. La cause du changement radicale de vie chez les disciples, c’est Jésus lui-même. Il est la porte, le Royaume, la Bonne Nouvelle. Il est tout cela. L’espérance n’est pas à venir, elle est là. Par cette porte ouverte qu’est Jésus, le Royaume est là et c’est une Bonne Nouvelle. La réalité de ce royaume n’est plus à attendre dans l’espérance d’un avenir plus ou moins proche. Il nous faut dès maintenant y entrer puisqu’il est « à notre porte ». Pour y entrer, il faut nous « convertir. » Se convertir, c’est accueillir la plénitude de ce mystère dans la foi (Luc 8. 10). Cela demande une nouvelle orientation de tout notre être, de notre pensée, de notre vouloir et de notre affectivité. Cette nouvelle orientation ne se décide pas au terme d’un raisonnement ou d’un cheminement sentimental. Elle doit s’accompagner de la foi en la « Bonne Nouvelle » qui nous fait entrer dans les desseins de Dieu. « Si vous ne devenez pas semblables … si vous ne quittez pas… » Ces paroles de Jésus, rappellent à tous ceux qui l’écoutent que cette conversion n’est pas une fois pour toute mais le long cheminement de toute une vie dans le mouvement même de ce que Jésus rayonne : la puissance de l’Esprit saint.
Permettez-moi un récit pour illustrer cela. Un homme d’une cinquantaine d’années a demandé qu’on l’accompagne lors d’un séjour à Faucon. Lui-même exprimait son séjour comme sa dernière chance. Comme Jonas, peu convaincu de l’efficacité de Dieu dans un chemin de guérison et de libération, il a enchaîné plusieurs séjours et exprimé à quel point il avait trouvé la paix et la lumière ici.
Avec force et conviction, il a demandé le baptême. Il y a quelques semaines, sans ménagement, le médecin, lui annonce qu’il a un grave cancer et qu’il n’a guère que six mois à vivre. Nous le baptiserons en urgence, avec l’accord de l’Évêque, dès qu’il reviendra au couvent. Les renoncements lui ont été imposés par une vie de souffrance, dès sa naissance et tout au long de sa vie. A Faucon, ce qui a été ouvert en lui, ce qui s’est mis à respirer du souffle de l’Esprit Saint, c’est le sanctuaire de son âme. Par la grâce de Dieu, comme Jonas mais plus que Jonas, il a rencontré la source de l’Amour. Ce n’est pas gagné. Il vit un combat terrible et je nous invite à la porter dans nos prières et en particuliers dans cette Eucharistie.
bmg