Il y a cinq ans, j’étais aumônier de l’hôpital psychiatrique de Saint Anne à Paris. La messe du dimanche rassemblait une trentaine de patients, tous en crise mais attendant beaucoup de ce moment. C’était pour eux un lieu de respiration. Pour l’homélie, j’avais repéré chez eux le désir d’être enseignés mais aussi le désir de parler et de partager sur des questions métaphysiques. Conséquence de cela, l’homélie interactive s’imposait. Mon travail, c’était d’aller chercher les fulgurances qui jaillissaient parfois de discours souvent confus et de les reprendre pour approfondir la réflexion qui devenait petit à petit méditation sur des questions touchant la vie concrète. Un dimanche, je venais de lire l’évangile, celui que nous avons ce dimanche. J’avais à peine fermé l’Évangéliaire, que jaillissait comme une interpellation teintée de colère, le cri d’une patiente : « comment voulez-vous que j’aime mon frère, je n’arrive pas à m’aimer moi-même. » C’était le moment de renvoyer la question. Tous, moi compris, avions du mal à s’aimer. Alors que faire ? Petit à petit à travers les méandres du partage que j’essayais de suivre tant bien que mal une réflexion d’un patient vient éclaircir toutes choses. Voilà ce qu’il dit : « je comprends que je ne suis pas aimable. C’est ce que je lis dans les yeux de ceux qui ne comprennent pas la souffrance psychique. Oui je me pense comme un zéro. » Il passe sans prévenir à une prière très personnelle : «Seigneur, j’accueille de toi le juste amour pour moi-même et pour les autres » Comment ne pas rebondir sur cette intervention, je réponds : «je comprends maintenant pourquoi dans le commandement du double amour, l’amour pour Dieu que je ne vois pas ( comment aimer quelqu’un que l’on ne voit pas) est premier. Il est la source de toute amour , l’amour de soi et l’amour des autres ! » Suit alors un silence, signe d’un moment de grâce.
A propos que veut dire le mot « aimer » ? Livrés à nos propres forces d’amour, nous balbutions. Nous sommes dans le dualisme de l’amour. Comme c’est difficile d’en sortir ! Qu’avons-nous tendance à faire, sinon à classer rapidement les gens dans des catégories ami/pas ami. Livré à lui-même, notre esprit fonctionne comme cela. Est ami, celui ou celle qui nous apporte de l’agrément et ennemi celui qui nous apporte du désagrément. L’invitation d’aimer le Christ, c’est l’appel pressant du Christ d’aimer dans le souffle de l’Esprit Saint. Pour cela, je suis invité à emprunter un chemin d’humilité : je ne sais pas vraiment aimer. Dieu m’appelle, dans le même temps, dans un chemin d’espérance car mon pauvre souffle porté dans le souffle de l’Esprit Saint élargit en moi ma capacité d’aimer : je suis rendu capable d’aimer concrètement le Christ que je ne vois pas de mes yeux de chair et donc de dépasser les limites de mon humanité.
Attention cependant à la tentation de nier mon humanité, mon psychisme. Dépasser les limites de mon humanité, c’est d’abord assumer ce que je suis jusque dans la complexité de mon psychisme.
Je cite une réflexion du Père Jean-François Noël, prêtre psychanalyste :
« On doit faire une distinction entre deux parties du psychisme. Une première, qui comme un outil qui s’adapte aux âges, aux circonstances, évolue, se prête aux transformations qui lui sont imposées par son histoire. Mais il est une autre partie plus cachée, plus résistante qui recèle les blessures intimes. C’est cette part qui demande certes du soin, mais aussi du savoir-faire.
C’est la part modifiable qui est justement l’objet de révision. Je prends des exemples. Je suis coléreux, jaloux, ou susceptible. Je peux en prenant conscience de ce symptôme répétitif, retrouver le comment et le pourquoi de ce scénario et démonter sa compulsion de répétition.
Et puis, il faut reconnaître qu’il y a aussi un ombilic dans mon symptôme, une part résistante, un inguérissable qui vient démentir cette illusion sur laquelle nombre de thérapeutes jouent, la guérison radicale, la santé retrouvée. Non tout ne peut pas être guéri, il y aura toujours une croix dans ma vie, dans mon esprit, dans mon corps, et dans mon âme. Et ce n’est pas celle que j’aurais choisie… »
Le travail sur soi, la connaissance de soi est nécessaire pour suivre le Christ, mais elle n’est pas suffisante sur notre chemin de sainteté. Il nous faut le compagnonnage de l’Esprit Saint
On a l’habitude de dire que l‘Esprit, c’est comme « un souffle », une respiration, parce que la racine en hébreu du mot Esprit est « ruah » qui veut dire soit l’air qui est en dedans de nous qui remplit les poumons et qui fait vivre, soit l’air qui est autour de nous et autour des êtres qui habitent le monde. Il est aussi une présence au plus intime de nous-même. Saint Paul nous le dit : « L’Esprit Saint a été livré en nos cœurs par le Christ et Il crie en nous Abba Père ». « L’Esprit de Dieu habite en vous ». « L’Esprit du Christ, le Christ est en vous. »
L’Esprit est donc présence de Dieu en nous, présence du Christ, communication du Père et du Fils en nous et en dehors de nous.
La mission de l’Esprit Saint, c’est d’être l’interprète du Christ qui nous révèle le Père. Que nous révèle-t-il sinon la manière d’aimer de Dieu ? Le don de l’Esprit Saint, c’est aussi l’invitation de s’aimer soi et d’aimer son prochain sur le mode divin. Pour ce passage du mode humain au mode divin pour plus d’humanité, l’Esprit Saint nous protège des forces de mort qui nous ferment sur nous-mêmes. L’Esprit Saint nous conduit, nous purifie sans cesse, notamment à travers les sacrements. Quelle est notre réponse ? la meilleure réponse, c’est d’accepter l’élan provoqué en nous par l’Esprit Saint pour sortir de soi à la rencontre de l’autre, décoller de soi par un certain renoncement. Quel renoncement ? C’est l’invitation à renoncer à soi pour l’autre, à renoncer à la puissance, à l’emprise, à tout ce qui peut écraser l’autre. Plus que cela : renoncer à ce que l’autre nous fasse du bien et tant mieux s’il nous en fait.
Nous avons besoin d’une motivation, celle que Dieu nous donne mais pour cela, il nous faut entrer dans le mode divin, c’est à cela que nous sommes invités. Renoncer à soi pour recevoir de Dieu ce que nous sommes, jeter notre manque devant Dieu pour découvrir devant Lui qui nous sommes vraiment : des êtres capables d’aimer.
Nous sommes des êtres de louange capable d’aimer quand nous sommes centrés sur le Christ, ouvert à l’action de l’Esprit Saint, tourné vers le Père. Alors, nous nous pouvons devenir vraiment ce que nous sommes.
bmg