Admirable récit. Mathieu raconte. Il s’y entend côté mise en scène, tout en rythme, en contraste, avec un dialogue serré et des répliques bien ajustées.  Première scène : tout est lumineux. Lumière et passion de cet homme riche « Il accourt et se jette à ses genoux » Il est enthousiaste, enflammé et rayonnant de sincérité, de générosité. Il veut faire toujours plus. Certes il cherche la lumière mais toujours plus de lumière. Toujours plus de lumière et en plénitude. C’est la pleine lumière pour toujours, en fait la vie éternelle « Bon maître que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ». Quelle exigence de lumière que de se préoccuper à ce point de la vie éternelle ! Coup de théâtre : tout d’un coup, tout s’assombrit. Les projecteurs s’éteignent, juste un clair-obscur, comme si une immense tristesse s’abattait sur lui. Ce qui provoque cette plongée dans la nuit, c’est cette réplique de Jésus : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi.» Que lui manque-t-il à cet homme qui s’approche de Jésus, plein d’ardeur, le front bombé d’idéal ? La question qu’il adresse à Jésus : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » est centrée sur l’avoir. Pour cet homme, avoir la vie éternelle, c’est avoir le souci de mériter par ses actes une récompense. Que dois-je faire ? En fait, il demande à Jésus la méthode pour conquérir la vie éternelle. La question étant dans le faire, Jésus répond sur le même registre celui du faire ou plutôt sur le registre du ne pas faire. Curieusement Jésus omet le premier commandant : tu aimeras le Seigneur, ton Dieu. C’est vrai qu’il a fait référence à Dieu dans sa première réplique : Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. Cependant, le fait de commencer par les commandements négatifs est révélateur de ce que Jésus a compris chez cet homme. Il est centré dans ce qu’il convient de faire ou plutôt dans ce qu’il convient de ne pas faire. Vouloir faire passer cet homme à un autre registre, en le prenant là où il est, fait partie de la délicate pédagogie du Christ. Qu’est-ce qui marque ce changement de registre ? Le passage du ne pas faire au faire, 6ème commandement : honore ton père et ta mère ainsi que l’amour du prochain. Bonne transition pour ensuite poser son regard sur cet homme : Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima. Ne l’aimait-il pas avant ? Bien sûr qu’il l’aimait ! De toute Éternité ! Jésus s’est fait homme pour poser son regard sur chacun d’entre nous. C’est le regard d’amour divin qu’il révèle à cet homme. Pourquoi ne l’a-t-il pas accueilli ? Pourquoi avons-nous tant de mal à l’accueillir ce regard d’amour ? Pourquoi l’amour n’est pas aimé disait Thérèse de Lisieux ? Peut-être est-il utile de s’arrêter à cette question. Le regard de Jésus n’est pas n’importe quel regard ! Jésus le regarde. Dans ce regard il cherche son âme. Le regard est la lumière de l’âme, celui de Jésus veut croiser le regard de l’âme de cet homme. Le je de cet homme n’y habite pas pleinement. J’emploie le mot je dans le sens où l’utilise Edith Stein. Je la cite : je regarde dans les yeux d’un homme et son regard me répond. Il me laisse entrer dans son intérieur ou me repousse. Il est maître de son âme et peut ouvrir ou fermer ses portes. Il peut sortir de lui-même et pénétrer dans les choses. Lorsque deux hommes se regardent, un « je » se tient en face d’un autre « je ». Il peut y avoir une rencontre devant les portes ou une rencontre à l’intérieur. Si c’est une rencontre à l’intérieur, alors l’autre « je » est un « tu ». Cet homme riche n’a pas ouvert les portes de son âme à Jésus. Son « je» est trop superficiel. Je continue à citer Edith Stein : Le « je » a sa place propre dans l’âme, mais il peut être en d’autres lieux ; c’est l’affaire de sa liberté d’être ici où là. Le lieu où il se trouve a de l’importance pour la configuration de l’âme. Celui qui vit principalement ou exclusivement à la surface ne prend pas possession des couches plus profondes. Elles sont présentes mais pas actualisées – pas actualisées comme elles pourraient ou devraient l’être. La personne n’a pas sa vie entièrement en main et ne vit pas une vie pleine. Elle n’est pas en état d’accueillir comme il convient ce qui lui vient de l’extérieur. Il y a des choses qui ne peuvent être accueillies qu’à partir d’une certaine profondeur et qui ne peuvent exiger que de là une réponse adéquate. Elle n’est pas en état de dialoguer avec ce qui se passe dans la profondeur d’elle-même, elle ne peut pas vivre de façon actualisée, aussi longtemps qu’elle ne se rend pas dans la profondeur.  

Vends ce que tu as : Je ne te demande pas la charité. Ça tu le fais déjà très bien aujourd’hui. Accepte maintenant de manquer, de te dépouiller par amour. Mets-toi en route. Quel trésor, au ciel mais pas seulement, c’est déjà maintenant. Ne l’as-tu pas vu le ciel dans le regard que j’ai posé sur toi ? La vie éternelle en héritage ! Comment comprendre que pour hériter, il faut s’endeuiller, traverser l’épreuve de la perte, c’est à dire travailler, renouveler, inventer et pas simplement répéter. C’est surtout cela vendre ce que l’on a. Vendre, se désencombrer pour accueillir dans son âme le regard du Christ qui se pose sur chacun d’entre nous. Ce n’est pas être parfait que d’accepter de suivre Jésus. Même en cahotant, nous ferons l’expérience qu’à Dieu, tout est possible ; même passer par l’étroitesse de notre cœur. C’est cela qui est demandé à tout baptisé, une radicalité, un engagement à vivre certains manques comme une chance de donner davantage. C’est ce qu’ont vécu, ST Jean et St Félix, tous deux contemplatifs, tous deux apostoliques, tous deux prophétiques. Être contemplatif, c’est faire l’expérience que décrit si bien Edith Stein. Comprendre qu’en nous habite une profondeur insoupçonnée. Contemplatif St Félix ? Bien sûr : son rayonnement est tel que st Jean n’ira pas d’abord à Marseille pour le rachat des captifs mais à dans les bois de Montigny pour lui demander conseil. Contemplatif St Jean de Matha ? Bien sûr ! Son lien à une communauté monastique les Victorins le montre. St Félix apostolique ? Comment un ermite peut-il être apostolique ? on l’a vu. St Félix est apostolique dans son grand rayonnement qui attire à lui d’autres ermites et des gens venant le rencontrer pour discernement ou ressourcement. De plus Félix a été capable de se déplacer du Bois de Montigny à Cerfroid où il vivra une vie communautaire. On dit qu’il est mort à Cerfroid. Rien n’est moins sûr. Il y a une trace historique d’un certain Félix, ministre de Marseille. C’est un autre déplacement vers l’aventure audacieuse des expéditions de rachat. Saint Jean de Matha apostolique ? Bien sûr ! Ce qu’il initie dans sa règle primitive, c’est une rupture dans la tradition monastique. Le consacré trinitaire oriente sa prière pour la libération des captifs, sort de la clôture  certains partiront dans les périlleux voyages pour le rachat. Qui dit contemplatif et apostolique dit prophétique. L’Alliance entre Jean et Félix renforce ce qu’ils portent tous les deux : une grande dimension prophétique. Être prophète, c’est accueillir un charisme capable de se transmettre de génération en génération. Plus de huit cents ans , la spiritualité trinitaire a pu nourrir l’Église et le monde. La dimension prophétique est présence du Royaume en une personne, dans une spiritualité. Oui mais qu’est-ce que le Royaume ? Le Royaume est un mouvement vers la lumière. Ce dynamisme du Royaume grandit quand nous l’accueillons. Il nous espère au dedans de nous pour nous emmener au-delà de nous-même. « Au-dedans de nous », c’est le mouvement contemplatif, mouvement de plongée en soi. « Au-delà de nous-même », c’est le mouvement apostolique, dynamisme de l’ouverture, de la sortie de soi. En fait un exode permanent allant du « je » enfermé sur lui-même vers sa libération dans le don de soi. Pour avoir accès à cette intériorité authentique, il faut plonger en soi; non pas seulement par un repli introspectif sur soi mais dans un mouvement de l’esprit, infiniment plus proche de la compassion que de l’introversion. Loin d’être un repli sur soi, l’intériorité est une attitude de non distance vis-à-vis des êtres et de soi-même, par la vertu d’une ouverture totale du cœur. C’est ce que nous ont livré Saint Jean de Matha et Saint Félix de Valois.

BMG