J’aimerais rassembler quelques personnes que j’ai rencontrés dans ma vie autour d’un mot, le mot souffle. Madeleine, célibataire, quarante ans environ, forte personnalité. Quand on croise son regard, on saisit en une fraction de seconde une vie bouleversée. Geneviève, quarante-cinq ans. Difficile de croiser son regard. Quand par hasard, ses yeux sont disponibles, l’espace d’une seconde, une impression de puits sans fond vous aspire dans un abîme de souffrance.
Giussepe, sicilien, Cinquante-cinq ans, ancien acteur tout juste sorti d’une grave dépression et faisant des petits boulots pour subsister. Thérèse-Anne, chanteuse professionnelle, athée mais passionnée par le chant sacré.-
Félicité, ancienne toxicomane, ayant mainte et mainte fois flirtée avec la mort, douée cependant pour la vie qu’elle saisit sans cesse juste avant de faire le grand plongeon. Une artiste dans son genre… Moi qui connais leur histoire, je les imagine respirer à plein poumon l’air chargé de spiritualité de cette vieille ville de Jérusalem et écouter un rabbin parlant du souffle. Combien de mots hébreux peuvent être traduit par souffle en français ? J’en cite quelques-uns : Ruah, le souffle de Dieu, Nephesh, le souffle divin en nous. Hebel que l’on traduit par vanité. En hébreu, le terme « vanité »désigne une chose éphémère, sans consistance, qui n’a que l’apparence. La traduction la plus juste pour moi, c’est buée.
Ce thème de l’évanescence, de l’absence de substance et de sens est comme le fil conducteur du livre du Quoélet ( 1:14) « Tout est vanité et poursuite du vent ». Le vent est une image de l’inutilité totale des efforts humains. Osée 12:2 nous renseigne sur le sens de cette expression : « Ephraïm se repaît de vent et, à longueur de jour, il court après le vent d’orient ». C’est d’un effort inutile, frustrant et futile dont le prophète et le Quoélet veulent parler. L’expression renforce le sens de vanité, futilité, effort aussi dérisoire que celui d’un homme qui courrait après le vent dans l’espoir de trouver un sens à ses différentes activités. Dans ce monde, tout est buée, inconstance, fragilité, souffle, futilité, et fausseté.
Rien n’est digne de confiance, rien n’a vraiment de poids ; aucun effort n’aboutira à une satisfaction durable ; les joies les plus profondes sont fugitives. Le vent, c’est ce que l’on ne peut pas saisir ou retenir, encore moins que du sable fin qui s’écoule entre les doigts. Quel que soit le succès apparent des hommes, quelle que soit la productivité de leurs activités et quelles que soient la valeur et l’utilité de leurs inventions et de leurs réalisations, rien n’a une valeur durable et permanente. Le temps parvient à vaincre tout monument. Alors à quoi bon ! Madeleine avec sa vie bouleversée est une artiste de la résilience, c’est-à-dire l’art de rebondir. A l’extrême, Félicité, toujours au bord de l’abîme, choisissant la vie au creux de la mort est aussi une résiliente.
D’autres comme Thérèse-Anne vivent implicitement cette résilience dans l’expérience artistique du chant sacré. Quand elle chante, des frissons parcourent le corps de celui qui écoute. Un autre souffle que la buée est possible. Serait-ce un souffle qui est réponse au Quoeleth. Le Souffle de l’Esprit Saint, la Ruah de Dieu rejoint le cri de la souffrance, prémices d’une résilience qui jaillit d’un cœur blessé, d’une blessure profonde, parfois profondément enfouie. Au creux de la blessure : le souffle. C’est ce souffle rejoignant le cri de l’âme blessée qui œuvre, et souvent dans l’anonymat de Dieu.
C’est ce souffle qui explique la résilience. Quelle résilience ? Celle de Geneviève qui accueille dans son ressenti du néant, le souffle de Dieu, mais c’est de nuit. C’est la résilience que décrit Mathieu Dauchez, prêtre de Manille, directeur de la fondation ANAK qui accueille les enfants des rues dans des foyers d’insertion. Il raconte dans son dernier livre la résilience des enfants de la rue, confrontés au pire « violence, criminalité, drogue, abus prostitution, indifférence, mépris ». Ces enfants traversent tout cela, non comme s’ils s’étaient résignés, ils souffrent mais ils sont vivants.
Ils traversent tout cela, non comme êtres passifs, comme s’ils étaient agis par une force à laquelle ils ne collaborent pas consciemment. Mathieu Dauchez insiste : la résilience « n’est pas un pouvoir magique ou une grâce tellement surnaturelle qui relativiserait leur courage et leur souffrance. Ce qu’ils vivent est à la limite du supportable. Ils souffrent vraiment et la profondeur de la blessure de leur cœur est abyssale. Or c’est justement là que réside la beauté des réponses qu’ils donnent au mal, le caractère lumineux de leur résilience est le signe qu’ils sont rejoints au creux de leur mal par le Christ lui-même. » J’ai entendu des témoignages de rescapés. Toujours le même sentiment d’incompréhension et d’horreur. Dans une telle tempête, l’homme n’est qu’un fétu de paille.
C’est vrai, l’homme n’est qu’un fétu de paille. Comme dit le psaume 62 : Un souffle, les fils d’Adam… Sur la balance s’ils montaient tous ensemble, ils seraient moins qu’un souffle. J’entends dans cette prise de conscience du psalmiste une émotion que l’on retrouve dans le refrain Vanité des vanités, tout est vanité. L’homme riche de la parabole de l’Evangile vit de ce néant. Tout lui réussit sauf l’essentiel. Son souffle est court car l’avidité prend toute la place. La nephesch, le souffle qui aspire à rejoindre celui de Dieu est toujours là mais réduit à un faible gémissement inaudible, tellement l’avidité a envahi tout son être. Sans le dessein bienveillant de Dieu nous sommes buée. L’homme prend alors conscience de sa fragilité.
Seigneur, qu’est-ce que l’homme que tu le connaisses, le fils d’un homme que tu en prennes souci, l’homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme ombre qui passe. Tout en découvrant sa fragilité, l’homme peut découvrir également et dans la même dynamique qu’une autre vitalité que sa vie physique et psychologique le traverse et l’habite : c’est le souffle même de Dieu, son souffle de vie, de tendresse et d’amour. On comprend alors mieux le psalmiste quand il dit en parlant de l’homme : Tu l’as fait un peu moindre qu’un Dieu. Tu les as faits un peu moindre qu’un dieu. Tu les as faits porteurs d’une bonne nouvelle, d’un souffle nouveau !
Bmg