Ce récit de la tentation de Jésus au désert inaugure la liturgie des dimanches de Carême et ce pour les années A, B et C. C’est dire l’importance de ce récit. Pour les trois synoptiques, les tentations au désert par le Satan se situent juste après le baptême de Jésus avec l’intervention du Père et de l’Esprit Saint. Jésus y a reçu comme une investiture divine pour la mission. L’Esprit Saint conduit alors Jésus au désert pour qu’Il affronte un autre esprit, l’esprit du mal, l’esprit du mensonge. Jésus, donc, à peine investi par Dieu pour une mission de salut va connaître la tentation diabolique. C’est bien celui qui vient d’être déclaré le Fils de Dieu, lors du baptême par Jean-Baptiste qui va être mis à l’épreuve. Voilà comment Marc le rapporte :

« Jésus venait d’être baptisé. Aussitôt l’Esprit le pousse au désert et, dans le désert, il resta quarante jours, tenté par Satan. » Marc ne rapporte pas le dialogue entre Satan et Jésus. Il ne dit pas non plus que Jésus jeûne. La vision de Marc est assez particulière. Ce qui est propre à Marc, c’est aussi cette mention que les « bêtes sauvages et les anges le servaient ». L’intention de Marc, c’est d’introduire dans son récit des éléments eschatologiques. Comme à son habitude, rapide, il va droit au but. En Jésus l’humanité mais aussi la création symbolisée par les animaux sauvages, en présence du monde angélique anticipe la victoire du Christ sur les forces de division et de mort qu’incarne le Satan. Avec Marc, nous sommes déjà au point d’arrivée. Par contre, Mathieu et Luc, eux, décrivent surtout le chemin par lequel le Christ a réconcilié la terre et le Ciel en résistant aux forces du mal. C’est pourquoi, ils décrivent, tous deux, précisément, l’échange du Satan et du Christ.

Changer les pierres en pain, se jeter du faîte du temple sont pour Jésus deux tentations qui reposent sur une faille de notre humanité, la toute-puissance. Pour Jésus, ce qui est lui est proposé, c’est de se munir du titre de Fils de Dieu pour « devenir comme des dieux » (Gn 3,5). Voilà le péché d’Adam. Ce qui est paradoxal, c’est que le Christ est de nature divine. Il est déjà vrai Dieu, il est aussi vrai homme et c’est là qu’Il sera tenté, précisément dans sa nature humaine. Ce qu’il lui est suggéré, c’est de déserter une partie de la nature humaine, la partie blessée et fragile de l’humain, celle-là même qu’Il est particulièrement venu sauver. Que Jésus n’épouse pas les fragilités humaines, ses limites et qu’Il manifeste par des prodiges sa filialité divine reviendrait pour lui à succomber à la tentation fondamentale d’Adam : se faire Dieu, en mettant en danger la relation au Père.  Se faire Dieu sans attendre une parole du Père, en se coupant de Lui. C’est la suggestion du Satan. La parade de Jésus est remarquable “ L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».  A la suggestion du diable, le Fils de Dieu répond en faisant appel à son humanité la plus profonde, celle qui a besoin de pain pour vivre : « L’homme ne vivra pas de pain seul… » (Mt 4,4)

C’est comme s’il disait :  « Je ne dirai rien par moi-même tant que le Père ne me l’aura pas dit, j’attends une parole du Père à ce sujet, donc je me remets pour ma survie entre les mains du Père, qu’il décide si lui-même veut faire du pain dans le désert, ou s’Il m’en donne le pouvoir, mais je refuse d’en décider par moi-même ». Voyez l’enjeu : c’est le problème de l’humilité de Jésus. Christ qui se donne entièrement, se vide de lui-même dans une dépendance salutaire à la source de l’amour. Seul l’amour divin peut sauver l’homme de la mort et le relier à la source de Vie. Nous passons à la 2ème tentation. Puisque Jésus a couvert de confusion le tentateur par la Parole de Dieu, eh bien, qu’à cela ne tienne, le Satan se fait exégète, et il va donc utiliser non plus simplement la parole qui vient de retentir dans la théophanie baptismale, il va utiliser l’Écriture pour poursuivre la tentation. Il cite le psaume 90 : « Tu n’as qu’à te jeter en bas, Tu ne crains rien, car Il donnera pour toi des ordres à ses anges qui te porteront dans leurs mains pour que tu ne heurtes du pied quelques pierres “. Quand quelqu’un est sur une hauteur et saute en bas, c’est un suicide. Le Malin veut pervertir le sacrifice du Christ qui veut donner sa vie pour nous sauver de la mort. Ce que propose le Satan, c’est de faire semblant de donner sa vie pour ses amis, en fait un semblant de sacrifice. “ Vas-y donc, jusqu’au bout, jette-toi en bas, fais le sacrifice de ta vie, tu sais bien que tu ne risques rien puisque de toutes façons le Père empêchera que tu meures“. C’est là, la reprise de l’idée que l’amour du Père ne peut qu’empêcher la mort du Fils. Le Satan cherche à fausser l’esprit du sacrifice du Christ en opposant un sacrifice insensé. Dans St Jean est précisé que la mort de Jésus est librement choisie : “ Personne ne me prend ma vie, c’est moi-même librement qui la donne“. Et de fait, dans la Passion, personne ne l’aurait jamais arrêté s’Il ne s’était pas livré Lui-même. N’est-il pas finalement suicidaire ? La réponse du Christ “ Tu ne mettras pas Dieu à l’épreuve “ vient donner la réponse et proclamer le plan de Dieu comme un projet d’amour et non de mort. C’est par amour que le Christ vient nous chercher dans notre mort. C’est notre mort qu’Il épouse, non pour jouer mais pour nous en libérer, non pour nous y maintenir, mais pour nous en extraire. Alors pourquoi nous mourrons tous? Bien sûr, nous sommes en attente de la vie éternelle mais nous devons tous passer par la mort physique. Notre espérance en la vie éternelle est extrêmement précieuse. Ce n’est pas la vie éternelle commence dès ici-bas, dans le réel de nos vies, déjà maintenant. Christ ne cesse de nous extraire des forces de mort. Sa victoire pour nous, c’est déjà maintenant. Le carême nous invite à aller à l’essentiel : l’intimité avec le Christ vainqueur du mal. L’essentiel, c’est le Christ. A chaque fois que nous choisissons le Christ, vainqueur de la mort, nous choisissons de vivre et ce jusqu’au creux de nos fragilités.

La troisième tentation est comme une conclusion. Le Satan est démasqué. Il va donc jouer carte sur table. « Adore-moi ! » Nous sommes encore dans la question de la mort mais cette lutte ultime est dans le choix de la mort spirituelle. Se couper de la source de la vie en faisant le choix d’adorer celui qui s’est coupé de lui-même, des autres et de Dieu, c’est là le vrai suicide. La victoire du Christ sur le tentateur est un événement du salut essentiel. Pour la 1ère fois au monde il y a un être humain pour qui le tentateur est totalement et définitivement vaincu.

Avant de nous expliquer ce que nous devons faire, le premier message du carême nous interroge sur ce qu’est Jésus pour nous. A l’entrée de ce carême, voilà ce qui nous est dit : « si nous vivons dans le Christ, si nous sommes dans le Christ, nous échappons au pouvoir du tentateur, c’est le “ Vivre par Lui et en Lui » qui nous sauve des griffes du méchant“. C’est en fait l’application de ce qu’est notre baptême, et notre vie eucharistique. Dans notre baptême, nous avons été unis au Christ dans sa mort, et unis à Lui dans sa Résurrection, pour que nous soyons à l’intérieur de Lui, et que son amour réside en nous pour que nous vivions par Lui et en Lui, c’est cela la vie baptismale. Le salut se communique d’abord par communion et d’une façon éminente dans l’Eucharistie. Nous sommes appelés à être unis au Christ pour ne faire qu’un avec Lui. Avec Lui et en Lui, tout pouvoir du tentateur est détruit, aboli. Le carême, c’est d’abord dans l’intimité du Christ renouveler notre alliance au Père. Le maître d’œuvre de ce retour, c’est l’Esprit Saint et d’une façon particulière dans les sacrements. Laissons-nous aimer en toute sécurité par Dieu, aimons-le et rayonnons cet amour reçu et redonné dans l’amour du prochain.

BMG